Alphaville : une étrange aventure de Lemmy Caution - Jean-Luc Godard (1965)

1965, neuvième film de Jean-Luc Godard en cinq ans, en attendant Pierrot le Fou la même année. Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution, ou le projet audacieux de retranscrire un univers déshumanisé, à la croisée du film d'anticipation, de la Science-Fiction et du polar. Un Godard qui dès son premier chef d'œuvre, A bout de souffle, s'était déjà essayé à une variation autour du film de genre, mais avec cette fois-ci en guest, l'un des héros populaires du cinéma de genre des 50's, Eddie Constantine.

Lemmy Caution, sous le nom d'emprunt Ivan Johnson journaliste au Figaro-Pravda [1], enquête pour le compte des pays extérieurs dans la cité futuriste Alphaville. Dès son arrivée à son hôtel, d'étranges phénomènes se produisent, il se fait agressé dans sa chambre par un inconnu et reçoit les avances d'une demoiselle... une séductrice d'ordre 3. Caution a pour mission de retrouver l'agent Henry Dickson (Akim Tamiroff), porté disparu, puis de ramener voire d'éliminer le créateur d'Alphaville, le professeur Von Braun (Howard Vernon). Au cours de son investigation, Lemmy Caution rencontre la fille du professeur (Anna Karina) et découvre un monde où les sentiments et la poésie sont bannis. Un monde où tout est dicté par une autre création du professeur Von Braun, l'ordinateur omnipotent Alpha 60. Les habitants y sont conditionnés. Nulle émotion ne doit apparaître sous menace de mort. Cette dernière étant considérée comme illogique. Un monde où on ne pose jamais la question "Pourquoi ?" mais où l'on doit toujours répondre "parce que".

          

Godard s'inspire évidemment des œuvres littéraires contemporaines que sont 1984 ou Fahrenheit 451 [2] pour décrire sa dictature technocratique. Le livre comme moyen de manipulation des masses a une place importante dans le régime dicté par Alpha 60. La Bible n'est autre qu'un dictionnaire mis à jour perpétuellement, où l'on efface, à mesure, tous les mots susceptibles d'ouvrir la conscience de l'humain, le mot conscience faisant parti des mots bannis. Un régime totalitaire où chaque être humain est numéroté, et où la Science domine cette humanité prostrée. Néanmoins, comme dans ses films précédents, Godard se plait à brouiller les cartes, à développer les niveaux de lecture comme le caractérise son héros, ou plutôt antihéros.

Archétype même du détective machiste, au look désuet avec imperméable et chapeau en sus, Lemmy Caution, personnage de série B, est perdu dans cet univers anxiogène, "je deviens fou dans cette saloperie de ville". A ce petit jeu de dupe, le cinéaste ne se dispense pas d'une love story, et de scènes de castagne, le héros sachant éviter, avec une maestria certaine, les balles tirées par ses adversaires tout en faisant mouche à tous les coups (enfin pratiquement). A noter que cette étrange aventure qui décrit le combat "idéologique" entre un détective/agent secret, amateur de poésie, chantre de Paul Eluard [3], contre un super ordinateur, avait à l'origine pour titre Tarzan VS IBM, titre qui se changea finalement en un plus sobre Alphaville.

          

Non content de jouer avec son personnage principal [4], Godard multiplie à l'envie les références géographiques, scientifiques, populaires et cinématographiques dans Alphaville. Le Nosferatu de Murnau, le génie manipulateur du docteur Mabuse de Fritz Lang [5], l'ordinateur à la voix cancéreuse Alpha 60 annonce, mieux, avec quelques années d'avance le dénommé Hal 9000 de 2001, L'odyssée de l'espace. Les thèmes dégagés par le film vont d'ailleurs plus loin que le simple rapport homme/science ou la déshumanisation de la société, et on peut souligner l'importance du temps, du manque de repères, de la mémoire, Caution photographiant en permanence tout ce qu'il rencontre.



Que reste-t-il alors d'Alphaville pratiquement quarante-cinq ans après sa sortie ? Un film fort avec son lot de scènes marquantes telles les exécutions dans la piscine, la fameuse scène tournée à la Maison de la Radio où Caution ouvre des portes frénétiquement le long d'un couloir (séquence reprise dans l’émission des années 80 Cinémas-cinémas) ou le regard amoureux porté sur Anna Karina. Comme souvent chez Godard, on a l'impression d'assister à un numéro d'équilibriste, la forme et les expérimentations prenant par moment le dessus sur l'histoire. Et pour reprendre les mots de son chef opérateur, Raoul Coutard, grand artisan de la qualité plastique du film, il s'agissait de démontrer "qu’on pouvait faire du cinéma autrement". Néanmoins, les partis pris esthétiques de la paire Godard/Coutard sont dans l'ensemble pertinents, avec une mention très spéciale pour les scènes tournées dans les couloirs [6]. Mieux, filmer Alphaville dans le Paris des années 60 n'handicape au passage aucunement l'aspect anticipation du récit, Godard privilégiant des décors "modernes" ou les lieux déshumanisés. Un film parfois bancal, proche du chef d'œuvre, qu'on appréciera davantage lors d'un second visionnage serait-on tenté d'ajouter.

Alphaville fut récompensé par l'Ours d'or au festival de Berlin en 1965 et fait désormais partie des films référents, et une influence notable pour les futurs cinéastes Terry Gilliam (Brazil) ou George Lucas (THX 1138).




Bande-annonce non-officielle


Alphaville : une étrange aventure de Lemmy Caution | 1965 | 99 min
Réalisation : Jean-Luc Godard
Production : André Michelin
Scénario : Jean-Luc Godard
Avec : Eddie Constantine, Anna Karina, Akim Tamiroff, Jean-Pierre Léaud, László Szabó, Howard Vernon
Musique : Paul Misraki
Directeur de la photographie : Raoul Coutard
Montage : Agnès Guillemot
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[1] Qui osera prétendre que Godard n'a pas d'humour après ça ?

[2] Pour rappel 1984 fut publié en 1949 tandis que le roman de Bradbury en 1953.

[3] Le recueil Capitale de la Douleur de ce dernier revenant souvent sous forme de leitmotiv.

[4] A ce propos, on est bien loin de la malice sadique d'un Paul Verhoeven mettant en scène le benêt Casper Van Dien dans Starship Troopers, Constantine a sans doute conscience de jouer un stéréotype mais est-il certain de connaitre toute l'histoire. Toujours est-il que lui et les producteurs furent surpris du résultat final, à l'opposé de ce que proposait le scénario d'origine. Du Godard en somme.

[5] Fritz Lang qui joua son propre rôle dans Le mépris (1963) du même Godard.

[6] L'amour du préposé à la chronique pour les couloirs est né depuis la découverte de Trouble Every Day de Claire Denis.

12 commentaires:

  1. Dahu Clipperton10/06/2009 23:35

    Ah ah ah, tu écris un article sur Godard, dans lequel tu précises en note de bas de page que tu aimes les corridors filmés grâce à "Trouble very day"... En somme, tu soignes ta réputation de poseur snob ! :-D

    (je décooooonne, hein)

    C'est vrai que c'est un objet filmique très curieux, cet "Alphaville", c'est sans doute pour ça que je l'apprécie ! Et les films de Godard, oui oui oui, c'est plein d'humour, l'air de rien (m'enfin, c'est pas "Les bidasses" ou "Flic ou ninja", hein^^).
    Le côté SF est tout à fait crédible, alors que c'est clairement tourné avec très peu de moyens (merci le noir et blanc !), et ça s'amalgame étrangement bien avec la dimension intellectuelle et émotionnelle de la relation entre les personnages joués par Constantine et Karina (pfff, quelle femme fascinante... mais je m'égare).

    L'influence du "Meilleur des mondes" d'Huxley, n'est pas négligeable : dans celui-ci, le personnage principal est bien le seul à se poser des questions dans un monde où les autres êtres humains sont des pantins sociaux, dénués de sentiments (je trouve la scène finale d'Alphaville très belle, dans ce contexte... mon côté midinette ?^^)


    (question corridors, "Les griffes de la nuit", c'est du poulet ? :-D)

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  2. Oui j'ai bien conscience de me complaire dans un snobisme (de bon aloi je précise!) avec "Trouble Every Day"... :P

    Pour Karina, je dirais que cette fois-ci sous l'œil de Godard j'ai été moins sonné que précédemment, lorsque j'ai découvert sa première collaboration avec ce dernier, dans "Le petit soldat"... où là aussi, elle illumine la pellicule (je n'insinue pas qu'elle est radioactive!).

    Pour la scène finale, ce qui m'a le plus touché en fait, c'est l'allusion au mythe d'Orphée et au film du même nom de Jean Cocteau (encore un chef d'œuvre celui-là, totalement abasourdi quand je l'ai découvert... en encore plus quand on sait qu'il est de 1949 il me semble, bref moi aussi, je m'égare).
    Note qu'il n'y pas que dans cette scène où Godard reprends le mythe d'Orphée ;-)

    Bref, "Alphaville", un film riche... et qui mérite plusieurs visionnages :)

    (oui bon on va pas commencer à énumérer les films où y'a des corridors... passe que faudrait déjà qu'ils soient aussi bien filmés que dans "Alphaville" ou "TED"... et je conclurai par un na!)

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  3. Chef d'œuvre absolu pour moi ! Et puis quelle vision de Godard. Avec la magnifique Anna Karina...

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  4. Un bel article, moi qui adore les cauchemars anti-utopiques tu m'as donné envie de voir ce film ! ;)

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  5. alors ma mission est remplie cher Syco ;-)

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  6. au passage pas moyen de laisser un message sur DCA :(

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  7. Désolé pour le bug c'est corrigé ;) Quand tu restes longtemps à écrire un long commentaire il faut copier-coller car le capcha te vire (je sais c'est chiant c'est aussi la DCA).

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  8. rien à voir avec ton article, mais le cinéma d'Olivier a déjà un an, n'hésite pas à nous donner tes impressions.

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  9. Oh, la cruche ! Pendant un instant, j'ai cru que tu parlais du groupe ;)
    Mais ça me donne bien envie de découvrir les vieux Godard. Je n'ai vu que les premières minutes de "Eloge de l'amour", et un fou rire nerveux m'a fait quitter la salle (j'ai même réussi à négocier avec les ouvreurs pour aller voir "In the Mood for Love" qui commençait dans l'autre salle...).

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  10. Et aussi : quand j'ai lu "Lemmy", ça m'a immédiatement fait penser à l'autre...
    (quitte à être cruche, autant l'être jusqu'au bout)

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  11. Lemmy... Kilmister? :D
    yeah!

    Le mot "cruche": c'est ce qu'on dit quand on est pas blonde, non? hi hi hi. Je rigole!!! ;-)

    Je dois dire que je me suis toujours focalisé sur la filmo 60's de Godard. Le reste ne m'ayant jamais intéressé, perdu pour la cause? perdu tout court, il me semble.
    Au moins (attention, j'enfile mon costume de snob), il n'a pas retourné sa veste comme Truffaut (oui bon, j'exagère, j'aime bcp "la femme d'à côté"). Mais force est de reconnaitre qu'il est "rentré dans le rang"... puis de toute façon, j'ai jamais compris l'engouement pour Truffaut... qui plus est quand il décide de jouer dans ses propres films. Maintenant, à croire que jouer faux est qqch de primordial dans sa filmo, enfin il s'agit plutôt de non jeu d'ailleurs... comme son petit protégé JP Léaud (qui a un tout petit rôle en passant dans "Alphaville"). Note qu'une fois qu'on a vu le jeu d'acteur de Truffaut (mention spéciale pour "la chambre verte"... excepté Nathalie Baye, il saborde son propre film... désespérant...) on accepte plus facilement le non jeu de Léaud... Bref...

    Pour finir, la référence au groupe Alphaville... ah ah ah, je m'y attendais, je la voulais! Bon ça aura mis un peu de temps, mais il fallait juste être un peu patient... :P

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  12. Petite contribution de la Dame. Cette citation de Truffaut pendant le tournage de son film Fahrenheit 451 : "Le film de Godard est un film de science-fiction nocturne, le mien est un film de SF diurne."

    Voilà, c'est tout, vous pouvez éteindre votre téléviseur, pardon PC et reprendre une activité normale...

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