Au gré du courant - Mikio Naruse (1956)

L'affaire a déjà été évoquée précédemment. Des quatre maîtres japonais (Kenji Mizoguchi, Akira Kurosawa et Yasujiro Ozu), Mikio Naruse fut sans conteste celui dont l'œuvre, fort de plus de quatre-vingt films, du début des années 30 à la fin des années 60, fut la plus discrète en dehors de l'archipel. Longtemps méconnue en Occident, celle-ci se caractérise, à l'instar de celle du réalisateur de Fin d'Automne, comme le témoignage privilégié des bouleversements de la société nippone d'après-guerre, prenant la forme d'une peinture subtile de portraits de femme. Présentés pour la première fois dans un coffret collector Blu-ray édité par Carlotta, cinq films majeurs de Mikio Naruse [1], tournés entre 1954 et 1967, dont Au gré du courant, sont désormais disponibles depuis le 21 novembre dernier. 

Otsuta (Isuzu Yamata) est la tenancière d'une maison réputée de geishas à Tokyo. Envoyée par l'agence pour l'emploi, Oharu (Kinuyo Tenaka) est embauchée comme la nouvelle servante. Dévouée, discrète et polie, Oharu assiste aux difficultés de sa nouvelle patronne endettée, tandis que s'amorce inexorablement le déclin des maisons de geishas...

Adaptation du roman éponyme de l'écrivaine Aya Kōda, Au gré du courant se démarque en premier lieu par son casting essentiellement féminin, regroupant les plus grandes actrices du cinéma nippon du moment, comme Hideko Takamine, muse du cinéaste, qui interprète ici Katsuyo, la fille d'Otsuta, ou les égéries de Mizoguchi, Isuzu Yamada et Kinuyo Tanaka, la grande actrice de théâtre Haruko Sugimura, et la nouvelle venue Mariko Okada, future muse de Kiju Yoshida, qui jouera quatre ans plus tard dans Fin d'Automne.  


Contemporain au long métrage de Kenji Mizoguchi, La rue de la honte, qui traitait de manière plus mélodramatique le thème de la prostitution [2] et des maisons closes, Au gré du courant se veut davantage, sous la forme d'un film choral centré sur les personnages d'Otsuta, Katsuyo et Oharu [3], la chronique douce-amère d'un monde voué à disparaitre. Proche du roman originel, le film dépeint, avec empathie, la vie de ces femmes indépendantes d'âges et d'origines différentes, Mikio Naruse dressant, avec lucidité et sensibilité, leur portrait sans fard.

Sans artifice, Au gré du courant se distingue également par son parti pris original de ne concentrer son action que sur le lieu de vie des geishas. Le cinéaste élude ainsi autant la part de séduction inhérente aux activités de ces dames de compagnie de luxe, qu'il minore la présence de leurs clients ou des personnages masculins en général. Fil conducteur du scénario, la dette, et l'incapacité d'Otsuta à acquitter celle-ci auprès de sa sœur, incarne dès lors le symptôme de cet univers traditionnel en pleine déliquescence, le destin de la tenancière et de ses protégées devenant désormais inéluctables. De ce constat, seule la fille d'Otsuta, Katsuyo, semble la plus préparée. Celle qui a refusé la vie de geisha, incapable de flatter les gens qu'elle n'aime pas, prix de leur indépendance, contrairement à sa talentueuse mère qui "passe son temps à faire des courbettes pour des gens qui ne se soucient pas d'elle", devra ainsi trouver les moyens de faire vivre sa mère quand elle sera vieille.

Parmi les suppléments, le coffret comprend cinq préfaces et un portait de Hideko Takamine signés Pascal-Alex Vincent, spécialiste du cinéma japonais et co-auteur du Dictionnaire des acteurs et actrices japonais.

Un classique à (re)découvrir à l'instar des quatre autres longs métrages du coffret. 



Crédit photos : AU GRÉ DU COURANT © 1956 TOHO CO., LTD. Tous droits réservés.


Nagareru (Au gré du courant) | 1956 | 112 min | 1.85 : 1 | N&B
Réalisation : Mikio Naruse
Production : Sanezumi Fujimoto
Scénario : Toshiro Ide & Sumie Tanaka d’après le roman d’Aya Konda
Avec : Kinuyo Tanaka, Isuzu Yamada, Hideko Takamine, Mariko Okada, Haruko Sugimura
Musique : Ichiro Saito
Directeur de la photographie : Masao Tamai
Montage : Eiji Ooi ___________________________________________________________________________________________________

[1] Coffret incluant Le Grondement de la montagne, Au gré du courant, Quand une femme monte l'escalier, Une femme dans la tourmente et Nuages épars.

[2] Cette même année, en 1956, fut promulguée la loi anti-prostitution.

[3] Clin d'œil au personnage joué par Kinuyo Tanaka, La vie d'OHaru femme galante (1952) de Kenji Mizoguchi.

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