Chien enragé (Nora inu) - Akira Kurosawa (1949)

Après une première rétrospective en mars de l'année dernière, qui voyait le passage en salle de pas moins de huit films en version restaurée [1] du maître japonais Akira Kurosawa, dont les classiques Le château de l'araignée (1957), Les salauds dorment en paix (1960) et Yojimbo (1961), Carlotta complète ce premier cycle entamé avec huit nouveaux films [2] couvrant de nouveau trois décennies, des inédits Le plus dignement (1944) et Un merveilleux dimanche (1947) à Barberousse (1965).

De cette impressionnante filmographie débutée à l'âge de 25 ans au titre d'assistant-réalisateur pour la Toho, Chien enragé, second film de Kurosawa réalisé en 1949, fut longtemps considéré comme un classique oublié. Sorti deux ans avant le début de sa reconnaissance internationale avec le Lion d'or à la Mostra de Venise pour son film suivant, Rashōmon, ce film noir teinté de néoréalisme s'inscrit aujourd'hui ni plus, ni moins comme son premier chef d'œuvre. A (re)découvrir dans les salles à partir du 25 janvier.
  
Japon, été 1949. Le jeune inspecteur Murakami (Toshirô Mifune) se fait voler son arme de service par un pickpocket dans un autobus. Rongé par la culpabilité, il donne sa démission à son supérieur qui la refuse. Murakami décide dès lors d'enquêter lui-même en traînant dans les bas-fonds de Tokyo, où il découvre l'existence d'un trafic d'armes volées. Apprenant que son colt a servi à tuer une femme innocente, il est chargé par son supérieur d'assister le commissaire Sato (Takashi Shimura) en charge de retrouver le coupable. En interrogeant un trafiquant d'armes, ils apprennent que le criminel qu'ils recherchent n'est autre qu'un ancien soldat démobilisé dénommé Yusa (Isao Kimura)...

 
Troisième long métrage d'Akira Kurosawa avec son acteur fétiche Toshirô Mifune (ils tourneront ensemble seize films en dix-sept ans), Chien enragé poursuit la mue engagée par le cinéaste une année plus tôt avec L'ange ivre. D'une forme documentariste proche du film noir réaliste américain (Kurosawa indiquera s'être inspiré du classique de Jules Dassin Naked City), avec son montage nerveux, ses personnages type et son atmosphère oppressante, Chien enragé appartient à la catégorie rare des films hybrides. A la croisée de multiples influences, d'un univers fortement dostoïevskien (le thème du double, récurrent chez Kurosawa, est symbolisé par les deux personnages Murakami et Yusa, soldats démobilisés aux trajectoires opposées) et d'un scénario tiré d'un roman écrit par le réalisateur lui-même à la manière de Georges Simenon, le film dépasse bien vite le simple cadre du film de genre. Marqué par les précurseurs du néoréalisme italien, le réalisateur livre un regard critique, sans concession, sur la société japonaise d'après-guerre. Insalubrité, prostitution, trafics en tous genre, le film ne fait nul ombrage de la situation des quartiers défavorisés de la capitale nippone. Point d'orgue de ce portrait au réalisme saisissant, la scène clef, d'une durée de presque dix minutes, qui montre le jeune détective déguisé en sans-abri errer dans les rues à la recherche de son arme [3].

Long métrage marquant la première collaboration d'Akira Kurosawa avec Ryûzô Kikushima (il signera par la suite les scénarios de nombreux classiques du réalisateur dont Le château de l'araignée, Yojimbo ou Les salauds dorment en paix), Chien enragé compte également sur la présence d'un autre fidèle du cinéaste, Takashi Shimura (vingt et un films ensemble : de La légende du grand judo, premier long métrage officiel de Kurosawa, à Kagemusha, l'ombre du guerrier). Composant avec Mifune, l'archétype du duo de policiers, le jeune inspecteur idéaliste et le vieux détective, les deux acteurs reforment un duo, après leur première rencontre dans L'ange ivre, où chacun livre une prestation à la mesure des attentes du cinéaste. D'une rare authenticité (Kurosawa prend un soin particulier à décrire par exemple le travail de la police scientifique), fort d'une mise en scène au cordeau et d'une photographie inspirée, le film surprend encore aujourd'hui par sa modernité.

Augurant avec dix ans d'avance, Les salauds dorment en paix, un autre classique hybride du maitre japonais, Chien enragé s'inscrit parmi les grands films de son auteur.





Crédits photo : CHIEN ENRAGÉ © 1949, TOHO Co., Ltd. Tous droits réservés.


Nora inu (Chien enragé) | 1949 | 122 min
Réalisation : Akira Kurosawa
Scénario : Ryûzô Kikushima, Akira Kurosawa
Avec : Toshirô Mifune, Takashi Shimura, Keiko Awaji, Eiko Miyoshi
Musique :Fumio Hayasaka 
Directeur de la photographie : Asakazu Nakai
Montage : Toshio Gotô, Yoshi Sugihara
 ___________________________________________________________________________________________________ 
 
[1] Qui marche sur la queue du tigre… (1945), Je ne regrette rien de ma jeunesse (1946), Vivre dans la peur (1955), Le château de l'araignée (1957), Les bas-fonds (1957), Les salauds dorment en paix (1960), Yojimbo (1961), Entre le ciel et l'enfer (1963).

[2] Le plus dignement (1944), Un merveilleux dimanche (1947), L'ange ivre (1948), Chien enragé (1949), Vivre (1952), La forteresse cachée (1958), Sanjuro (1962) et Barberousse (1965).

[3] Pour cette séquence, Kurosawa a utilisé des plans provenant d'un documentaire réalisé par Ishirô Honda, futur réalisateur de Godzilla.
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire