Les salauds dorment en paix - Akira Kurosawa (1960)

Présenté en avant-première en Europe lors du Festival international du film de Berlin en 1961, Les salauds dorment en paix d'Akira Kurosawa est sans conteste l'une de ses œuvres majeures, et paradoxalement l'une des moins connues du grand public. Situé chronologiquement entre La forteresse cachée et Yojimbo, si ce long métrage a pâti de la popularité de ces deux grands succès, son sujet contemporain très éloigné des films de sabre qui firent la renommée de son auteur, conféra sans nul doute à celui-ci une portée moindre.

Premier film produit par Kurosawa Production [1], Les salauds dorment en paix s'inscrivent comme l'adaptation la plus libre et personnelle d'Hamlet, après celle de Macbeth pour Le Château de l'araignée trois années auparavant [2]. Entouré des fidèles Toshirô Mifune et Takashi Shimura, le cinéaste profita de l'espace de liberté, que lui offrit sa société de production nouvellement créée, pour mettre en scène un long métrage acerbe, entre film noir et drame social. Enfin, point notable à porter au crédit au réalisateur et à sa critique de la corruption, qui régnait chez les hauts fonctionnaires et dans le milieu des affaires depuis l'après-guerre, Les salauds dorment en paix précéda de quelques années les premiers scandales politico-financiers qui touchèrent l'archipel nippon dans les années 60.

 

Invités au mariage de Yoshiko Iwabuchi (Kyoko Kagawa), fille du vice-président de l'Office du Développement des Sols, et du secrétaire de ce dernier, Koichi Nishi (Toshirô Mifune), des journalistes commentent les faits et gestes des protagonistes, quand la cérémonie est interrompue par l'arrivée impromptue d'agents de police venus arrêter sur des accusations de corruption Wada (Kamatari Fujiwara), le maître de cérémonie et adjoint au chef du service juridique de l'Office. Cet événement n'est pas sans évoqué aux reporters présents un ancien scandale lié à la construction d'un bâtiment public qui impliqua cinq années auparavant le vice-président (Masayuki Mori), le directeur général Moriyama (Takashi Shimura) et le chef du service juridique Shirai (Kô Nishimura). Mais l'enquête fut close après le suicide par défenestration de l'adjoint au chef, Furuya. Or durant la réception, après les vœux du président de Dairyu Construction, entreprise impliquée dans le précédent scandale, et ceux du frère de la mariée et ami de Nishi, Tatsuo Iwabuchi (Tatsuya Mihashi), le malaise et la tension montent d'un cran lors de l'apparition d'une seconde pièce montée : le gâteau évoque l'immeuble de la compagnie, dont une rose est placée au 7ème étage, à l'endroit même où Furuya s'était défenestré...

 

De cette séquence introductive d'une vingtaine de minutes, qui inspira à Coppola celle du Parrain, Kurosawa indique clairement en préambule le propos ironique de sa charge. Divisé en deux parties, la première décrivant les préparatifs et la mise en œuvre de la vengeance de Nishi, et la seconde par la réalisation de cette dernière après la découverte de la véritable identité du secrétaire de l'Office, Les salauds dorment en paix dépasse le simple cadre du film noir, tout en restant attaché à son esthétique. En conjuguant certains éléments du drame Shakespearien pré-cité (vengeance du fils, apparition d'un fantôme, amour fraternel exacerbé, folie) à la chronique sociale (le genre shakai-mono) avec diverses composantes empruntées au thriller, dont de nombreux rebondissements, l'ambitieux récit du maître japonais et de ses quatre scénaristes décrit une société en décomposition, gangrenée par la corruption de ses élites, et la soumission des subalternes prêts à mourir pour couvrir les malversations de leurs supérieurs.

 

Long métrage hanté par la mort et ses différentes variations, l'ironie du début cède lentement sa place au cynisme des situations et des personnages. Paradoxalement prisonnier de sa droiture face à des êtres qui n'en ont pas, le héros Nishi doit renoncer à son humanité et attiser sa haine selon ses dires, quitte à sacrifier des innocents. Pessimiste par sa conclusion (le titre du film prophétise son épilogue), Les salauds n'est pas sans préfigurer, avec une dizaine d'années d'avance, le cinéma paranoïaque hollywoodien post-Watergate dont nombres de cinéastes furent des émules de Kurosawa (Coppola en tête, pour ne pas le citer de nouveau, avec sa première Palme d'or, Conversation secrète).

A l'image de la cérémonie de mariage et des (fausses) funérailles de Wada filmées depuis la voiture de Nishi, Kurosawa et son chef opérateur, Yuzuru Aizawa passé maître dans l'art des courtes focales, livrent une œuvre totale. Dans un rôle plus subtil qu'à l'accoutumée, l'interprétation de Mifune apparaît plus en retrait, tandis que celle de Takeshi Katô dans le rôle du complice de Nishi, Itakura, marqua une collaboration durable entre le cinéaste et l'acteur [3]. En dépit d'une durée qui pourra paraître excessive pour les moins endurant.e.s et quelques accents mélodramatiques (la relation entre Nishi et Yoshiko), Les salauds dorment en paix est un classique à (re)découvrir.






Warui yatsu hodo yoku nemuru (Les salauds dorment en paix) | 1960 | 150 min
Réalisation : Akira Kurosawa
Production : Akira Kurosawa & Tomoyuki Tanaka
Scénario : Hideo Oguni, Eijirô Hisaita, Akira Kurosawa, Ryûzô Kikushima & Shinobu Hashimoto
Avec : Toshirô Mifune, Masayuki Mori, Kyôko Kagawa, Tatsuya Mihashi, Takashi Shimura, Kô Nishimura, Takeshi Kat, Kamatari Fujiwara
Musique : Masaru Satô
Directeur de la photographie : Yuzuru Aizawa
Montage : Akira Kurosawa
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[1] Le tournage de La forteresse avait été interrompu plusieurs fois à cause d'intempéries. A la demande de la Toho, il a été demandé à Kurosawa de fonder sa propre société de production pour prendre en charge les risques et les dépassements liés à ses tournages.

[2] Et en attendant celle du Roi Lear en 1985 avec la superproduction Ran.

[3] Katô ne faisait que de la figuration dans les précédents Le Château de l'araignée ou La forteresse cachée.

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