Cutter's Way - Ivan Passer (1981)

Parmi les anti-héros méconnus du cinéma étasunien, Alex Cutter à l'instar de son réalisateur, le tchèque Ivan Passer, fait figure d'oublié. Tiré du film adapté du roman de Newton Thornburg, Cutter and Bone, renommé quelques temps après sa sortie Cutter's Way par United Artists (mais n'allons pas trop vite), ce personnage interprété par John Heard [1] s'inscrit dans les nombreux portraits de marginaux, miroir d'une Amérique en perdition, qui traversèrent le cinéma 70's hollywoodien (L'épouvantail, Taxi Driver, etc.). Victime collatérale des déboires financiers et organisationnels du studio créé en 1919, et apparu en sus à l'orée du Reaganisme triomphant, le long métrage non content de connaitre une sortie limitée, reçut sans surprise des critiques mitigées en 1981. Réévalué depuis [2], ce cinquième film américain de l'ancien scénariste, compatriote et compagnon de route des jeunes années de Milos Forman, est à redécouvrir depuis mercredi en copie restaurée dans les salles obscures.

Une nuit, après avoir quitté l'hôtel El Encantado, et la dame d'un soir venue recevoir les hommages intéressés de ce gigolo en dilettante, et accessoirement vendeur de bateaux de plaisance, Richard Bone (Jeff Bridges) tombe en panne de voiture dans une ruelle de Santa Barbara. Immobilisé, il croise une voiture qui manque de l'écraser en quittant les lieux à toute vitesse, son conducteur ayant auparavant déposé un mystérieux colis dans une poubelle. Surpris par une averse aussi violente que soudaine, Bone s'échappe sans avoir eu le temps de satisfaire sa curiosité, et part rejoindre son meilleur ami Cutter (John Heard), un vétéran revenu infirme du Vietnam. Le lendemain, des policiers viennent recueillir sa présence. Il est soupçonné du meurtre et du viol d'une pom-pom girl de 17 ans retrouvée à l'aube à l'endroit où il faillit être renversée. Une fois libéré et lavé de tout soupçon, Bone rejoint Cutter et son épouse Mo (Lisa Eichhorn) pour la parade espagnole organisée par la communauté hispanique de Santa Barbara. Dans le cortège, il croit reconnaitre le coupable entraperçu la veille, J. J. Cord (Stephen Elliott), le magnat de la ville. Cutter décide de mener l'enquête...


Allégorie des années post (Vietnam et Watergate), Cutter's Way décrit une Amérique paranoïaque, cynique et pleine d'amertume. Le climat délétère et l'atmosphère de défiance qui planent tout au long du métrage sont à l'image du trio incarné par Bridges, Heard et Eichhorn : Bone le détaché, Cutter l'enragé et Mo la femme brisée. De leur jeunesse marquée par l'idéalisme hippie, il ne demeure rien. Le scénario implacable dresse le portrait de personnages en marge, désenchantés. L'intrigue n'est dès lors qu'un prétexte pour nous conter cette histoire d'amitié particulière entre ces deux marginaux aux caractères pourtant bien distincts. 

De retour du Vietnam, Alex Cutter masque sa colère perpétuelle par un alcoolisme et un mode de vie autodestructeur. Et si l'homme sait exploiter à sa convenance son handicap physique, il a perdu une jambe, un œil et une partie de son bras gauche, il n'en reste pas moins dévoré par une rage envers les puissants et notables que personnifie J. J. Cord. Obsédé par cet insatiable esprit de vengeance, la culpabilité de Cord dépasse le meurtre de la sœur de Valerie Duran [3], qui participera un temps à cette croisade morale : « Il est coupable. [...] Pour tout. Lui et tous les enfoirés du monde. Ils sont tous pareils. Parce que leurs fesses ne sont jamais en première ligne ». Au contraire, son ami Richard Bone est apathique, sans illusion, désengagé, et par conséquent peu enclin à suivre Cutter dans son désir de revanche. Mais les deux hommes, à l'amitié indéfectible, ont un point commun : Mo, femme marquée par la tristesse et les regrets d'une vie, dont Bone est secrètement épris.
Avec son récit ambiguë et son inexorable mélancolie, Cutter's Way évoque davantage le cinéma 70's que la production binaire Reaganienne des années à venir. De la culpabilité de Cord, à l'enquête menée par Cutter, le scénario laisse ainsi planer de nombreux doutes et zones d'ombre sur les événements. Réalisé au tournant d'une nouvelle ère et décennie pour le studio, le long métrage ne fut pas soutenu par les nouveaux dirigeants de United Artists, ceux-ci le jugeant sans doute trop en décalage avec les productions actuelles. Sacrifié sur l'autel d'une vaine rentabilité [4], sorti en catimini, le destin du métrage était alors tout tracé.

Riche de ses références aux romans d'Hermann Melville, la ressemblance physique et morale entre Cutter et Achab en premier lieu [5], ces derniers partageant en commun leur infirmité et une même haine obsessionnelle, Cutter's Way se démarque également par la qualité de ses interprètes, Heard et Eichhorn en tête. Ajoutons une photo soignée signée Jordan Cronenweth (futur chef opérateur de Blade Runner) et une musique composée par Jack Nitzsche en guise de compléments techniques, Cutter's Way mérite amplement d'être redécouvert aujourd'hui.

Crédits photographiques © 1981 Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. Tous droits réservés. Distribué par Park Circus Limited.







Cutter's way | 1981 | 109 min
Réalisation : Ivan Passer
Production : Paul Gurian
Scénario : Jeffrey Alan Fiskin d’après le roman "Cutter and Bone" de Newton Thornburg
Avec : Jeff Bridges, John Heard, Lisa Eichhorn, Stephen Elliott, Arthur Rosenberg, Nina Van Pallandt, Ann Dusenberry
Musique : Jack Nitzche
Directeur de la photographie : Jordan Cronenweth
Montage : Caroline Biggerstaff ____________________________________________________________________________________________________

[1] Car contrairement à ce que l'on pourrait croire, le premier rôle est tenu par Jeff Bridges, comme le souligne l'affiche française de sa ressortie en salle.

[2] Le film reçu néanmoins à terme des critiques positives et le prix (anecdotique ?) Edgar-Allan-Poe du meilleur film en 1982 par la  Mystery Writers of America pour le scénario de Jeffrey Alan Fiskin. Trop tard.

[3] Sœur qui disparait du film sans explication : coupée au montage, supprimée par Cord. Le mystère reste entier.

[4] Rappelons nous que le film de Michael Cimino, La porte du Paradis, n'est que la partie émergée d'un accident industriel. La majorité des films produits par le studio entre 1981 et 1982 furent de retentissants échecs commerciaux.

[5] Le nom de l'hôtel El Encantado rappelle The Encantadas, la nouvelle de Melville qui fut publiée juste après Moby Dick et Pierre ou les Ambiguïtés (dont Leos Carax fit une adaptation avec Pola X en 1999).

4 commentaires:

  1. Une rareté que je meurs d'envie de découvrir. J'espère me rattraper en dvd. En plus, tu vends admirablement bien le film, doc (j'aime beaucoup tes notes sur les coulisses du film).

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    1. Merci cher Dirty Max !
      Comme souvent chez United Artists, il est toujours intéressant de voir à l'oeuvre leur politique interne de distribution des films qu'ils ont pourtant financé...
      Pour le DVD, Carlotta le diffuse dans les salles françaises, donc le DVD devrait sortir dans quelques mois :-)

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    2. Avec Carlotta, on aura donc le droit à une édition digne de ce nom (comme celles de Prime cut, Panic sur Florida Beach, Piranhas et Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon...) !

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