Propriété privée - Leslie Stevens (1960)

Protégé d'Orson Welles à ses débuts [1], dramaturge puis scénariste pour le cinéma (il adapta la pièce de Gore Vidal, Le gaucher, pour Arthur Penn), producteur et réalisateur, dont une majeure partie de son travail fut consacré au petit écran (il est le créateur de la série de science-fiction Au-delà du réel entre 1963 et 1965), le prolifique Leslie Stevens, à l'instar de son illustre Pygmalion, dût rapidement composer avec une industrie cinématographique, rarement conciliante avec les créateurs épris d'indépendance. Écrit à une époque où le puissant code Hays régissait encore la production des films aux États-Unis, le premier film de Stevens, Propriété privée, n'eut d'autre choix d'être produit sans l'appui des grandes majors hollywoodiennes. Thriller aux références sexuelles explicites et au voyeurisme revendiqué, condamné par la Ligue pour la vertu, l'odeur de soufre laissée par Propriété privée dispensa sans surprise en 1960 un parfum de scandale. Film noir longtemps considéré comme perdu, invisible depuis sa sulfureuse sortie, Propriété privée ressort dans les salles ce 7 septembre 2016 dans une version restaurée en haute définition 4K. 

Émergeant d'une plage longeant l'océan pacifique, deux vagabonds nommés Duke (Corey Allen) et Boots (Warren Oates) font escale dans une station-service de la Pacific Coast Highway. Ils y font la connaissance d'Ed Hogate (Jerome Cowan) venu faire le plein de sa rutilante Buick Skylark. De la même manière qu'ils l'avaient fait avec le patron de la station-service, les deux marginaux intimident le directeur commercial. Or peu de temps après, ils remarquent une élégante femme blonde (Kate Manx) dans une belle auto blanche. Ils obligent le représentant de commerce, sous la menace de leurs couteaux, à suivre la jeune femme jusqu'à une villa cossue dans les hauteurs de Los Angeles. Sur place, ils découvrent que la maison d'à côté est inhabitée. Ils décident alors de s'y installer incognito pour épier leur nouvelle voisine, Ann, qui passe ses journées au bord de la piscine à attendre son mari...
 

Tourné en dix jours dans la propre villa du réalisateur, sur les hauteurs de Beverly Hills, pour un budget d'environ 60 000 $, Propriété privée s'inscrit dès son origine comme une production indépendante. Inspiré par une anecdote personnelle, lors de l'arrivée à Hollywood de Stevens et de son épouse, l'actrice Kate Manx, qui incarne la séduisante desperate housewife Ann Carlyle, le scénariste constata que la maison d'à côté était inoccupée, lui suggérant ainsi les prémices de cette histoire de deux hommes en train d'espionner leur voisine. 

Du contexte sexué que les censeurs ne manquèrent pas de condamner, Stevens déploie une stratégie de la tension où chacun des protagonistes joue un rôle bien défini : de la femme esseulée au mari paternaliste, en passant par le manipulateur Duke et l'introverti Boots. Utilisant davantage le sexe comme l'instrument d'une lutte de classes, le propos subversif de Stevens détonne en pleine ère de l'American way of life personnifiée par la consommation de masse de l'après-guerre. Des classes précaires convoitant ce qu'elles ne peuvent posséder, aux classes bourgeoises dépensant sans compter, Stevens dresse un bilan explosif personnifié par le trio dont leur frustration incarne le détonateur. Considérée au mieux comme une petite fille, quand elle ne fait pas partie des meubles par son époux agent d'assurances, Ann compense sa frustration sexuelle par l'achat compulsif de moult tenues affriolantes, une femme trophée aux besoins physiques négligés qui va croiser la route du prédateur Duke et du réservé Boots. De ce duo atypique interprété par Corey Allen [2] et Warren Oates, lié par une amitié indéfectible, le récit décrit une relation ambigüe basée sur la domination, Duke allant jusqu'à séduire Ann pour l'offrir à Boots, et ceci sans que l'arrière-plan homosexuel, et le refoulement qui l'accompagne, ne soit remis en cause.

 
Photographié par le grand chef opérateur Ted McCord, Le Trésor de la Sierra Madre de John Huston à À l'est d'Éden d'Elia Kazan, et épaulé par le jeune cameraman Conrad L. Hall, futur directeur de la photographie de Luke la main froide, Butch Cassidy et le Kid et American Beauty (pour lesquels il obtient l'Oscar en 1970 et en 2000), Propriété privée dépasse le cadre du voyeurisme hitchcockien. Mieux par l'implication manifeste du spectateur dans un certain nombre de plans, telle la scène où Duke et Boots observent Ann à travers une fenêtre évoquant l'écran d'une télévision, le film annonce celui d'un Brian De Palma, voire celui de Michael Hanneke dans Funny games.

Film noir singulier et féroce, Propriété privée est également le premier grand rôle de Warren Oates, après des débuts à la télévision et quelques seconds rôles au cinéma, avant sa rencontre avec le réalisateur Sam Peckinpah.

Une rareté à découvrir.






Crédit photos : Version Restaurée © 2016 CINELICIOUS PICS. Tous droits réservés.


Private Property (Propriété privée) | 1960 | 79 min
Réalisation : Leslie Stevens
Production : Stanley Colbert
Scénario : Leslie Stevens
Avec : Corey Allen, Kate Manx, Warren Oates, Jerome Cowan, Robert Wark, Jules Maitland
Musique : Pete Rugolo
Directeur de la photographie : Ted McCord
Montage : Jerry Young
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[1] Ils travaillèrent ensemble au Mercury Theatre, la compagnie de théâtre créée par le cinéaste de Citizen Kane

[2] A l'instar du réalisateur, Allen fit par la suite carrière à la télévision en tant que metteur en scène.

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