Le Brady, cinéma des damnés - Jacques Thorens (2015)

Paru le 9 octobre dernier aux Editions Verticales, Le Brady, cinéma des damnés est un livre rare. Journal de bord du dénommé Jacques Thorens qui en fut, durant deux ans au début des années 2000, projectionniste-caissier (et guitariste en sus), cette « biographie de lieu » livre un témoignage émouvant et épique de cette salle, navire amarré à Paris, boulevard de Strasbourg, depuis presque soixante ans [1].

Racheté par le franc-tireur Jean-Pierre Mocky à partir de 1994 [2], Le Brady occupa une place unique dans le paysage des salles de la capitale. Longtemps vouée à disparaitre à l'instar de ses illustres consœurs dédiées au fantastique ou à l'horreur, comme Le Colorado, Le Midi-Minuit, Le Mexico ou Le Styx durant les années 80, la salle devint au fil du temps moins le dernier refuge de la faune bissophile parisienne, que l'abri diurne d'une tout autre clientèle à l'aspect visuel et olfactif déviants, et bien plus encore (mais n'allons pas trop vite). Figure anachronique, paradoxe temporel à l'heure de la normalisation des cinémas et autres fermetures des salles de quartier transformées en supermarchés ou fast-foods, celui qui fut surnommé « le Temple de l'épouvante » était ainsi le dernier à encore proposer du cinéma permanent, et des séances double programme en copies d'époque au début des années 2000.
    
Document riche en anecdotes tour à tour comique, absurde ou tragique, Le Brady, cinéma des damnés constitue un menu de choix pour les amateurs de Cinéma Bis, mais pas seulement. Chacun de ses courts chapitres évoque bien une histoire autour de ce lieu unique, toutefois ce serait aussi vite oublier ses à-côtés qui firent entrer Brady dans d'autres mémoires. Situé dans un quartier cosmopolite et populaire de Paris, entre deux salons de coiffure africain et divers magasins tenus par des marchands indiens, turcs, arméniens, etc., gravite également autour du Brady une foule pittoresque, de ses riverains à ses spectateurs atypiques. L'histoire a retenu, non sans raison, ses doubles programmes qui permettaient pour le prix d'un billet de voir deux films, or au Brady, le spectacle était autant sur l'écran que dans la salle. A l'image des risques encourus pour l'imprudent qui décidait de s'asseoir sur un des sièges (gare aux puces, poux, etc.), la clientèle de la salle s'apparentait, au moins pour moitié, à une cour des miracles, sans-abris venus chercher le repos, n'hésitant pas à réclamer à baisser le son pour mieux dormir, ou à sortir son réchaud au premier rang pour se préparer un petit repas, quand d'autres ne profitaient de l'obscurité (ou des toilettes) pour s'offrir quelques plaisirs entre adultes mâles consentants (gare aux mains poilues baladeuses).

Témoin de ses dernières années agitées post-glorieuses, Jacques Thorens dresse avec malice et nostalgie le portrait, au gré de ses rencontres, de ses collègues, Gérard, le caissier, gérant et programmateur, Jean l'ancien projectionniste et ancien propriétaire des lieux, Azzedine, le concierge, Daniel, l'homme de ménage dit le « Jésus Christ de Katmandou », et également celui des habitués, Django, l'ancien para né à Alger, Abdel le pickpocket ou Laurent le bissophile, sans oublier bien évidement le taulier, Jean-Pierre Mocky, qui bâtit au cours de ces années une seconde salle réservée à la diffusion de ses films, et toujours à la recherche d'argent pour financer ses nombreux projets.

Informatif tant sur le cinéma d'exploitation, le Bis ou la vie autour des cinémas de quartier, tordant le cou à plusieurs contre-vérités [3], Le Brady, cinéma des damnés est, on l'aura compris, une œuvre vivement conseillée.
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[1] Le Brady fut ouvert en août 1956.

[2] Il le revendit en 2011 pour devenir le propriétaire d'un autre cinéma, L'Action Écoles dans le Quartier latin, qu'il rebaptise Le Desperado. 

[3] Le Brady ne diffusa aucun porno dans les années 70 (tandis qu'un tiers des cinémas en France en programmaient - avant la loi et le classement X).

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