Je t'aime je t'aime - Alain Resnais (1968)

L'affaire était entendue. Comme l'avait souligné dans un passé récent le préposé, la rencontre entre le Fantastique et le cinéma français a souvent pris la forme d'un rendez-vous fortuit. Si l'histoire a retenu quelques contre exemples mémorables, force est de constater que ces pépites trahissaient davantage le goût éphémère d'un cinéaste pour une aventure surnaturelle ou science-fictionnelle, qu'un véritable désir d'inscrire son œuvre dans l'univers fantastique. Un attrait momentané à défaut d'une attirance durable que l'on retrouva paradoxalement en France dans le cinéma d'auteur, à l'image d'un Godard ou d'un Truffaut, réalisateurs au milieu des années 1960 de deux classiques de l'anticipation : Alphaville et l'adaptation de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury [1]. Or d'une Nouvelle vague à un Nouveau cinéma, il n'y a qu'un pas. Il est dès lors peu étonnant de voir apparaître dans cette liste des cinéastes français ayant touché au Fantastique le nom d'Alain Resnais. Souvent teinté de surréalisme et d'onirisme, sa filmographie reste marquée par un essai de pur science-fiction, scénarisé par un spécialiste du genre, l'auteur de nouvelles Jacques Sternberg : Je t'aime je t'aime.

Un jeune homme prénommé Claude Ridder (Claude Rich) est à l'hôpital après une tentative de suicide. A sa sortie, celui-ci est approché par deux inconnus qui lui proposent de venir une journée au centre de recherche de Crespel. N'ayant rien à perdre, Ridder accepte. Ce dernier a été sélectionné par ces scientifiques pour participer à une expérience hors du commun : voyager dans le temps, car comme le déclare lucidement Ridder lui-même, sa qualité de « volontaire qui ne tient plus à la vie » fait de lui « le cobaye idéal ». En guise de première étape, les physiciens vont le transporter d'une année dans le passé durant une seule minute, le jeune homme devant revenir normalement soixante secondes plus tard, le 5 septembre 1966 à 16 h. Mais l'expérience ne se déroule pas comme convenu. Un dysfonctionnement lui fait revivre des moments aléatoires de son passé sous forme de flashbacks : de sa rencontre avec son ex-petite amie Catrine (Olga Georges-Picot) jusqu'à son suicide provoqué par la mort accidentelle de Catrine.

 

Sorti six années après La jetée, ce film d'Alain Resnais n'est pas sans rappeler le photo-roman de son ami Chris Marker : un voyage dans le temps avec en guise de fil conducteur, le souvenir d'une femme, et une expérience scientifique dont la conclusion sera fatale pour le protagoniste principal. Mais à la différence du court-métrage de Marker, la thématique science-fictionelle de Je t'aime je t'aime se révèle plus en retrait, voire un prétexte pour le cinéaste d'Hiroshima mon amour.  Le voyage temporel désordonné de Ridder lui permet plus d'inscrire son film dans le champ d'une expérimentation formelle inédite, à partir d'un montage « aléatoire » et en adéquation avec le récit, que de placer le long métrage dans un espace fantastique normé. Resnais semble d'ailleurs peu intéressé par les aspects scientifiques ou techniques (à l'instar de Ridder), le matériel utilisé ou la chambre de décompression étant finalement suffisamment rudimentaires.

Prisonnier et spectateur de sa destinée passée, le personnage principal revit de manière répétée et quasi-continu [2] les souvenirs qui le conduiront à sa tentative de suicide. Puzzle déconstruit où la chronologie des événements dépasse le cadre linéaire du récit traditionnel, le cinéaste nous invite à découvrir à mesure et au hasard la relation qu'entretenait Claude Ridder et son compagne Catrine. Forme se rapprochant autant du cubisme que du free jazz par exemple, Je t'aime je t'aime joue également avec le rythme accordé aux scènes répétées, le temps s'y voit ainsi à la fois allongé ou raccourci selon les besoins. Une musicalité visuelle où la scène de la plage, celle qui correspond à l'instant datant à l'année précédente, le 6 septembre 1965 à 16 h, devient le point d'ancrage ou le chorus de cette expérience tragique.

 

Non conventionnelle, l'histoire tirant sa source des émotions de Claude Ridder [3] et de leurs répétitions, dégage une ambiance inquiétante et froide. Une opacité pourront néanmoins rétorquer les contradicteurs, tant la forme choisie peut lasser à terme le spectateur, et l'histoire d'amour présentée paraître des plus hermétiques. Initialement en compétition à Cannes en 1968 [4], ce film méconnu d'Alain Resnais mérite amplement d'être redécouvert de par sa modernité formelle [5] et son inventivité.



Je t'aime je t'aime | 1968 | 91 min
Réalisation : Alain Resnais
Production : Mag Bodard
Scénario : Jacques Sternberg
Avec : Claude Rich, Olga Georges-Picot, Anouk Ferjac, Bernard Fresson
Musique : Krzysztof Penderecki    
Directeur de la photographie : Albert Jurgenson, Colette Leloup
Montage : Jean Boffety
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[1] A ceci prêt que ce dernier est une production britannique. 

[2] Ridder rejoint en effet par moment le monde réel pour mieux disparaître vers les méandres de son passé l'instant suivant.

[3] Autre répétition en plus du titre du film, Bernard Fresson interpréta déjà un personnage du nom de Claude Ridder dans un précédent métrage de Resnais, Loin du Vietnam (1967).

[4] Mais qui ne fut pas projeté du fait des événements de mai.

[5] Film qui évoque autant Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry ou la partie finale du New Rose Hotel d'Abel Ferrara.

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