Kamaal the Abstract - Q-Tip (2009)

Quoi de mieux pour terminer l'année passée que... d'attirer l'attention sur un des albums oubliés de 2009. Au choix : une négligence ou une faute de goût. Réparons donc une injustice, tout en se drapant de cette suffisance que tout bon justicier à la chemise légère se doit de présenter en guise de faire-valoir, quand il s'agit de défendre un album négligé par la plèbe indie ou les classements de fin d'année proposés par quelques amateurs apparemment éclairés.

Q-Tip et sa formation A Tribe Called Quest, deux noms qui sonnent et résonnent encore dans la tête de nombreux trentenaires nostalgiques comme l'un des MCs et groupes de hip-hop les plus imaginatifs et aventureux qui marquèrent tant d'esprits durant la première moitié des 90's. Chantre d'un style, la Native Tongue, faisant certes peu d'émules, comparé aux enfants du gangsta ou du rap West-Coast mais qui ouvrit la voie aux non moins talentueux The Roots et autres artistes de hip-hop souhaitant se démarquer d'avantage des poncifs véhiculés par le genre au fil des années 90, et disons le tout de suite, artistes plus soucieux du fond que de la forme, proposant ainsi aux plus sceptiques et contradicteurs primaires une alternative crédible aux deux genres populaires cités plus haut.

Après la dissolution d'A Tribe Called Quest en 1998 quelque temps après leur dernier album, The Love Movement, Q-Tip s'était mis au travail rapidement avec le regretté J Dilla pour enregistrer dans la foulée son premier effort en solo, Amplified, sorti en novembre 1999. Comme souvent dans pareil circonstance, le temps entre les deux œuvres étant relativement court, le manque de recul ou simplement l'envie de prolonger les précédentes ambiances influent inévitablement sur les similarités de production, comme c'est le cas entre The Love Movement et Amplified... surtout lorsque ces deux derniers partagent le même producteur. Or dans la continuité de la nouvelle scène neo-soul avec en point d'orgue le premier album d'Erykah Badu, Baduizm, ou le deuxième de D'Angelo, Voodoo, le prochain de Q-Tip se veut plus organique, un pont entre le jazz-rap de The Low End Theory et une écriture teintée de soul et de funk, le tout joué par de véritables musiciens: un miracle en somme, celui que bon nombre d'admirateurs d'A Tribe Called Quest attendaient mais n'osaient espérer depuis tant d'années.

Enregistré courant 2001, Kamaal/The Abstract [1] fut annoncé dans les bacs le 23 Octobre de la même année, puis repoussé au 23 Avril 2002... pour rester finalement dans les cartons d'Arista Records jusqu'à sa sortie officielle par le label Battery Records le 15 Septembre de cette année [2]... soit huit ans d'attente et de frustration. Un constat de totale incompréhension aujourd'hui à l'écoute d'une telle perle, un véritable gâchis pointant une fois de plus le pouvoir de nuisance des majors, Q-Tip ayant ainsi fait les frais des fameuses politiques de chaise musicale.

L'artiste, à l'époque de son premier effort solo, avait signé chez Arista Records avec à sa tête un homme qui avait foi en son talent, Clive Davis, un producteur à l'ancienne dirons-nous  [3], loin des comptables sourds qui polluent les majors se faisant passer pour des mécènes. Malheureusement pour Q-Tip, Davis fut remercié en 2000, et le sinistre Antonio Reid reprit ainsi les rênes d'Arista Records. Tandis que Davis en profita pour fonder son label J Records avec comme première signature une jeune inconnue dénommée Alicia Keys, ce dernier n'hésita pas à proposer à Q-Tip de changer d'écurie... réflexe d'entrepreneur pour ainsi damer le pion à son ancien employeur ou réelle capacité de clairvoyance sentant que les relations entre Reid et son ancien protégé risqueraient d'être compliquées? Toujours est-il que Q-Tip décida de rester chez Arista pour son plus grand malheur, Reid ne sachant que faire de l'album Kamaal/The Abstract une fois celui-ci enregistré. Attitude totalement ubuesque de sa part en connaissant un minimum la production musicale de l'année 2002 : Phrenology de The Roots ou In Search Of des N.E.R.D, deux exemples qui tendent à prouver que les passerelles entre le hip-hop et le jazz, le funk ou le rock sont loin d'être incompatible avec un succès commercial. De même, D'Angelo et son Voodoo n'ont pas atteint seulement la première place au Billboard par la seule grâce des abdominaux de ce chanteur de soul désormais disparu dans la nature. En guise de conclusion, pour parachever un peu plus ce naufrage, LaFace Records, label de Reid appartenant au catalogue d'Arista, sortit l'année suivante Speakerboxxx/The Love Below d'OutKast...

Pour se donner une idée de l'aspect novateur de Kamaal/The Abstract, il suffit de poser une oreille sur le morceau Poetry que co-composa en 2003 Q-Tip avec le trompettiste de jazz Roy Hargrove sur le premier album du R.H. Factor. Un sens du groove délicat, un flow d'une finesse et d'une fluidité rare, Kamaal est tout ceci et plus à la fois, un moment rare où le hip-hop classieux flirte avec le meilleur du funk et de la soul des glorieux aînés, du touché gracieux d'un Stevie Wonder au Prince sexy des meilleurs années. Un disque sans artifice qui prend sa source aux confins de la Great Black Music. Intemporel, comme le démontre les huit ans qui sépare sa création et son écoute. Aucune note superflue, à la fois incisif sur l'introductif Feelin', aérien sur Do You Dig U?, hypnotique sur A Million Times ou terriblement groovy sur Barely In Love, plus Stevie Wonderien que jamais [4]. Accompagné par Gary Thomas et Kenny Garrett [5] sur deux morceaux, Kamaal réussit le tour de force d'être toujours aussi inspiré, évitant les pièges de la prétention ou des raccourcis faciles, même sur les morceaux où nos deux souffleurs ne sont pas conviés (Even If It Is So). Un moment rare.

Un indispensable.

Mon album de 2009.
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[1] Kamaal étant le prénom de Q-Tip depuis sa conversion à l'Islam.

[2] Ce qui n'empêcha pas (heureusement ?) l'album pendant cette mise en veille de connaitre de nombreuses fuites sur internet... creusant encore un peu plus le fossé entre le public de Q-Tip et son ancien label.

[3] On a beau ne pas vouloir idéaliser le rôle des producteurs des années 60-70, quand on apprend que Clive Davis, à l'époque où il travaillait pour Columbia Records, signa des inconnus tels que Janis Joplin, Santana, Bruce Springsteen ou Aerosmith... on peut admettre que le monsieur avait sinon une bonne paire d'oreilles, tout du moins un talent certain pour reconnaitre les artistes à fort potentiel.

[4] Je reprendrai même un ancien commentaire de Dahu Clipperton: "...exactement le genre de chanson que Stevie Wonder n'arrive plus à pondre depuis 30 ans".

[5] Jazzmen connus à leur début comme sidemen de Steve Coleman pour le premier ou Miles Davis pour le second.

22 commentaires:

  1. c'est aussi mon album de l'année...

    et avec ce que tu viens d'écrire, je sais pas comment je vais faire pour écrire un truc potable che moi :D

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  2. Dahu Clipperton28/12/2009 00:09

    Je vais pas en rajouter, nos précédents échanges montrent qu'on est sur la même longueur d'onde (et en plus tu me cites... je vais rougir, grand fou^^)
    Dans mon top 10 de l'année, assurément :o)

    Malgré le regrettable "délai" avec lequel il est paru, c'est marrant de voir comme cet album reste pertinent... et redoutable ! Pour moi, il surpasse aussi bien "Voodoo", que "The love below", sans parler de Raphael Saadiq...

    (et d'ailleurs, qui c'est qui allumait la mèche sur le tubesque "Get involved" de ce dernier ? Q-Tip, comme par hasard^^)

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  3. @ Dahu: il faut dire que Voodoo avait un défaut...sa longueur. Et puis D'Angelo, a la différence de Q-Tip, est moins aventureux je trouve, plus centré sur la soul... normal dans un sens vu la voix du garçon.

    Pour la référence, quel cuistre aurais_je été si je n'avais pas souligné ;-)

    En tout cas, rares sont les albums qui peuvent se targuer d'être aussi pertinent après une mise en veille de 8 ans!

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  4. ça fait plaisir de voir une chronique de ce disque qui est pour moi le meilleur disque hip hop de l'année. Dommage qu'il n'ait pas fait grand bruit alors qu'on a pas mal parlé de "renaissance" qui était largement moins bon et moins ambitieux.

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  5. Bon je sais ce qu'il me reste à faire... :-)

    SysT

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  6. @Nyko: oui on ne peut pas dire en effet que cet album ait eu bcp d'échos contrairement à Renaissance qui marquait il est vrai son grand retour... d'autant plus frustrant quand on se rappelle la mise en veille de Kamaal...

    @ Syst: vi tu ne devrais pas le regretter. Hormis l'intermède Caring, le reste est de très haute tenue. :-)

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  7. bon, je vois bien que tu es un des plus gros promoteurs de ce disque,
    donc je vais pas polémiquer,
    mais est-ce que tu le trouves du niveau des meillerus albums de A tribe called quest?

    et comme tu le rappelles opportunément, il y a cette participation au RH Factor de Hargrove, que je trouve supérieure (pourtant Hargrove n'a pas toujours fait des sommets).

    en fait j'insisterais plus sur ces guitares rock qui donnent les titres qui me plaisent le plus.
    je me répète un peu, je sais ^^

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  8. @ Arbobo: Pas gentil de me sortir de ma torpeur...
    Au niveau des meilleurs albums d'ATCQ... à question polémique, répondre par une dérobade: pas meilleur ou au même niveau car différent, je me vois mal comparer Kamaal avec The Low End Theory, car les horizons de cet album solo me paraissent plus bcp plus ouverts, on est loin d'un album strictement hip-hop (j'avais prévenu que j'allais sortir une pirouette pour me défausser).
    Sérieusement, je comprends tout à fait qu'on veuille par réflexe comparer cet album solo avec un des meilleurs albums de son ancien groupe, mais je ne suis pas certain non plus que ça soit la meilleure des démarches. J'entends par là que si Kamaal n'est un aboutissement de la forme, il correspond et souscrit à l'air du temps du début des 2000. Il m'est plus facile finalement de comparer Amplified avec les deux derniers d'ATCQ par exemple. Toujours est-il, au même niveau que les anciens du groupe alors? Je manque de recul... je ne sais pas, le temps le dira... je passe la main à mon colistier Dahu ^^

    Oui enfin pour cette participation au RH Factor, tu peux la trouver supérieure, elle est aussi il faut le rappeler extrêmement minimale! Comme tu le faisais remarquer dans un de tes récents billets, on est plus dans l'ordre du featuring... Quoi? Après vouloir comparer Kamaal, un album homogène de Great Black Music avec un ancien album de hip-hop, tu compares cet album avec un simple featuring... Arbobo, le comparateur fou ^^

    Oui j'avais déjà noté que tu kiffais (un peu de langage djeuns... ça reste un album urbain quoi!) plus les guitares sur cet album. Étonnamment, malgré mon background musical, ce ne sont pas ces guitares que je retiens en premier... même si le titre d'ouverture à ce titre est sans doute ce qui se fait de mieux. J'ai plus été touché par le groove au sens large, par les accents soul et funk de l'album que ses quelques riffs rock... Si Vernon Reid avait été invité sur cet album, peut-être que j'aurais fait plus attention, qui sais. Enfin, le côté positif c'est que tout le monde y retrouve plus ou moins ses petits, que ce soit pour son groove ou pour ses accents purement guitaristiques.

    Après je ne sais plus si ça vient de toi ou de thierry qui pointait du doigt la "légèreté" jazz de l'album... certes, mais 1/ Q-Tip n'a jamais voulu se faire passer pour ce qu'il n'est pas, c'est à dire un jazzman, 2/ je préfère 100 fois cette dite légèreté que la purge fadasse prénommée Norah Jones qui a le droit au sobriquet de diva jazz...

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  9. norah jones, c'est plus une pirouette, c'est une énorme diversion ^^

    cela dit en hiphop je suis quaisment binaire, j'aime ou pas.
    au moins il y a quelques bons titres, c'est déjà ça ^^

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  10. @ Arbobo: Voilà et puis au moins, il ne t'as pas laissé indifférent cet album, tu as même trouvé qq chansons qui t'interpèlent, alors c'est déjà bien :-)

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  11. moi j'ai pas mal renaissance aussi... d'ailleurs Norah Jones est en vocalist dessus je crois ^^

    ensuite pour comparer ATQC et ce que fait Q-Tip maintenant, c'est vrai que c'est un peu compliqué. mais je pense que la dérobade du Doc est une bonne réponse.
    A Tribe... c'était du rap-jazz 'basique' sans trop de parties chantées, et la Q-Tip va quand même vachement plus loin. il est plus pres de la nu-soul que du hip-hop pur.
    ATQC et ce dernier album c'est en fait deux facettes du personnage. un peu comme le Neil Young folkeux et le Crazy Horse bien grunge.

    ceci dit, en comparant ce que faisait ATCB, ce que fait maintenant Q-Tip, la qualité des albums de vieux (à mon échelle) hip-hop, je me demande comment certains MCs américains actuelles arrivent à sortir leurs merdasses sans rougir :D

    toujours en parlant de jazz-rap, je suis en train de découvrir US3, c'est une vraie tuerie!

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  12. @ pyroX: D'Us3 j'ai le premier album Hand of the Torch qui contient la fameuse relecture Cantaloop d'après le standard d'Hancock. Album un peu long, mais qui vaut le coup rien que pour cette relecture donc :-)

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  13. pour l'instant j'ai écouté hand of the torch et le dernier. et je préfère le premier. à cause des prods et des supers solos.
    mais d'apres wikipedia j'ai vu que le groupe avait changé pas mal de line-up.

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  14. C'est surtout le project d'un seul homme, Geoff Wilkinson, le reste...
    Par contre si tu t'intéresses encore au jazz-rap, je te conseille Gang Starr première formation de Guru et DJ Premier ;-)

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  15. suis deja fan de jazzmataz...^^ et j'arrive pas à trouver d'album de Gangstarr : ni à la fnac, ni en occase pour l'instant.

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  16. Je viens juste de faire un tour sur Amazon, et y'a.
    Étonnant que tu puisses pas en avoir à pas cher car j'ai eu les premiers Gang Starr neufs pour une bouchée de pain y'a 4 ans.

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  17. en fait, mon probleme c'est que j'aime pas commander mes CDs sur internet... j'aime bien aller fouiller dans les bacs :D
    et pour l'instant, dans les bacs que j'ai visité, pas de Gangstarr :-(

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  18. Je ne crois pas qu'il soit vraiment honni ce disque, tous ceux qui l'avaient déjà téléchargé depuis des années le portent en haute estime, mais sa sortie officielle n'a vraiment pas bénéficié d'une promo digne de ce nom.
    Rien que pour ce bijou qu'est "Barely in love" il l'aurait mérité mais c'était peut être écrit que cet album resterait maudit jusqu'au bout.

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  19. @ Sami: Le terme honni est volontairement provocateur, mais il est certain que cet album aurait mérité une meilleure mise en lumière. Et comme tu le conclus, un album maudit jusqu'au bout, quoi de plus frustrant... à l'image effectivement du bijou Barely in Love, une de mes chansons préférées assurément. :-)

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  20. Ah ! Grâce au classement des blogueurs, je suis en train de découvrir l'album (encore plus que tardivement donc pour un album enregistré en 2001 et commercialisé l'année dernière)... J'aime beaucoup et, là, je me dis aussi qu'il faudrait que j'écoute A Tribe Called Quest (tu me conseilles un album en particulier ?)

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  21. @ Ska: il n'est jamais trop tard l'ami ;-)

    Concernant A Tribe Called Quest, on ne fera pas dans l'original, je te conseille EVIDEMMENT les 3 premiers albums, indispensables, avec par ordre de préférence: leur deuxième album, The Low End Theory, puis le premier, People's Instinctive Travels and the Paths of Rhythm et finalement Midnight Marauders leur 3ème LP.

    encore une consultation gratuite... ^^

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