Cuadecuc, vampir - Pere Portabella (1971)

Producteur de cinéma à la fin des années 50 avec sa société Films 59, avec laquelle il produisit le troisième long métrage de Marco Ferreri, La petite voiture (1960), ou Viridiana de Luis Buñuel, scandaleuse Palme d'or en 1961 tournée en terres franquistes, Pere Portabella se lança dans la réalisation à la fin de la décennie suivante avec Nocturno 29 (1968). Première collaboration entre le natif de Figueras, le poète et auteur dramatique avant-gardiste Joan Brossa et le compositeur Carles Santos, son premier long métrage fut suivi par plusieurs documentaires, dont deux consacrés au peintre Joan Miró. Figure du cinéma catalan, partisan d'un cinéma contestataire, symbolisé par sa critique des conventions cinématographiques et son engagement politique, Pere Portabella présenta en 1971, lors de la Quinzaine des Réalisateurs, un documentaire unique, aboutissement de ses premières expérimentations formelles, nommé Cuadecuc, Vampir. Réalisé sur le tournage Des Nuits de Dracula du madrilène Jesús Franco, ce film hybride oscillant entre le making of expérimental et la fiction post-expressionniste s'inscrit, on l'aura compris, comme un indispensable objet filmique non identifié à découvrir, et édité depuis en Blu-ray par Second Run et par Severin Films [1]

Rappel des faits. Deux ans plus tôt, en 1969, Jess Franco mettait en scène l'adaptation du roman de Bram Stocker, avec le soutien de l'acteur britannique Christopher Lee dans le rôle titre. Pour la première fois depuis le chef d'œuvre de Friedrich Wilhelm Murnau en 1922, qui en était une version non autorisée par les ayants droit, une adaptation des plus fidèles de Dracula était réalisée, en attendant celle de Francis Ford Coppola. Coproduction européenne [2], sous la houlette du britannique Harry Alan Towers, Les nuits de Dracula, en dépit de ses moyens limités, offrait à Jess Franco, entouré d'un cercle d'acteurs complices, une variation classique sinon matricielle du mythe vampire, avant que celui-ci n'entame les années suivantes sa vision personnelle et féministe, avec Vampyros Lesbos et La comtesse noire [3].

D'un projet unique en son genre, sinon rare, à savoir celui de tourner une relecture formelle au milieu des décors et de l'équipe d'un film en cours de tournage, Cuadecuc dépasse toutefois le « simple cadre » du making of expérimental. Déstabilisant, envoutant, fascinant, les mots ne manquent pas pour définir l'expérience à laquelle est convié le spectateur par le trio Portabella, Brossa et Santos. Muet, sans dialogue, à l'exception de sa conclusion, tourné en 16 mm, avec un noir et blanc très contrasté, le film se caractérise sans surprise par sa radicalité, à l'instar de la bande sonore composée par Carles Santos.
 
 
Film fantôme, alternant les séquences filmées en coulisse et celles mises en scène par Jess Franco, avec clins d'œil des actrices à la caméra et techniciens préparant lesdites séquences, Cuadecuc s'abstient volontairement de tout commentaire explicatif. Tant mieux. Suivant le récit originel (on notera l'absence remarquée des scènes avec Klaus 'Renfield' Kinski), Portabella offre à la fois un condensé du film premier et une réflexion sur les codes du cinéma conventionnel. Post-expressionniste dans sa forme, Cuadecuc s'empare enfin au mieux de la mythologie vampirique pour mettre en accusation, même de façon détournée, le régime franquiste, le Caudillo pouvant être assimilé à un vampire. Mieux, de par l'utilisation d'un titre en catalan [4], le long métrage s'inscrit, rien de moins, comme un acte militant de désobéissance.

Unique.


Cuadecuc, vampir | 1971 | 67 min | Noir & blanc
Réalisation : Pere Portabella
Scénario : d'après une idée de Pere Portabella et Joan Brossa
Avec : Christopher Lee, Herbert Lom , Soledad Miranda, Jesús Franco, Maria Rohm, Paul Muller, Fred Williams, Jack Taylor
Musique : Carles Santos
Directeur de la photographie : Manel Esteban
Montage : Miguel Bonastre
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[1] En guise de supplément au film de Jess Franco.

[2] Espagne, Italie, République fédérale d'Allemagne, Grande-Bretagne, Liechtenstein.

[3] Ajoutons également ses variations ludiques à l'image de La fille de Dracula ou Dracula prisonnier de Frankenstein

[4] Au même titre que la langue basque, le catalan était interdit sous l'Espagne franquiste.

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