The Intruder - Roger Corman (1962)

Auteur du livre en 1990 intitulé How I Made a Hundred Movies in Hollywood and Never Lost a Dime [1], le cinéaste et producteur indépendant Roger Corman se rappelait au bon souvenir des classiques de la série B qu'il mit en scène, ou finança à moindre frais, pendant près de quatre décennies. Or un intrus, justement, se glisse dans cette liste qui compte L'attaque des crabes géants, La petite boutique des horreurs, The Trip ou Bloody Mama, un long métrage considéré aujourd'hui comme son meilleur film, et paradoxalement son seul revers commercial, The Intruder. Sorti la même année que L'enterré vivant, et un an avant le classique Le corbeau, nouvelle adaptation d'Edgar Allan Poe avec son acteur fétiche Vincent Price, Roger Corman s'écartait pour la première et dernière fois du film de genre, et tournait un film engagé, ancré dans son époque, évoquant la lutte pour les droits civiques. Autofinancé, The Intruder récolta d'excellentes critiques, en dépit d'un succès d'estime qui poussa Corman à revenir aux films d'exploitation. Pour la première fois dans les salles françaises en version restaurée le 15 août.

À Caxton, petite ville du sud des États-Unis, une loi vient de passer autorisant un quota d'élèves noirs à intégrer un lycée fréquenté par des Blancs. Arrivé par le bus, membre de l'organisation Patrick Henry, le dénommé Adam Cramer (William Shatner) enquête auprès des habitants afin de savoir ce qu'ils pensent de cette réforme controversée. Charismatique, beau parleur et dangereusement séducteur, Cramer sème rapidement le trouble dans la ville…
   

Publié en 1959, le livre éponyme fut adapté pour le grand écran par son auteur lui-même, Charles Beaumont, scénariste de nombreux épisodes de la série culte La Quatrième dimension, ainsi que Brûle, sorcière, brûle!, toujours mis en scène par Roger Corman également en 1962 [2]. Inspiré par les évènements de Little Rock en Arkansas en 1957, le roman se distinguait par son commentaire politique qui décrivait les préjugés et les tensions autour de la question de l'intégration des enfants noirs. Un an avant la publication du classique Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, cette fiction politique, véritable réquisitoire contre la haine raciale, prenait même le parti contraire d'avoir comme personnage principal un agitateur raciste, et non un défenseur des opprimés à l'image d'Atticus Finch. 

Tourné en trois semaines dans le Missouri, pour un modeste budget d'environ 80 000 dollars [3], le long métrage fut filmé dans des conditions éprouvantes, à l'insu la plupart du temps des figurants et des autochtones. De par les moyens mis à sa disposition, Corman adopta un style tranchant proche du documentaire, mettant au mieux en évidence les inégalités entre les deux communautés, tout en évitant les clichés hollywoodiens habituels. Mieux, le réalisateur, fort de son expérience dans le cinéma d'exploitation, ne chercha pas à minimiser ou diluer la crudité du roman de Beaumont. Les attaques verbales envers les "nègres" et les juifs sont fréquentes. Corman passait à l'offensive et laissait de côté la suggestion pour montrer les "démons de l'identité américaine" : attentat à la bombe envers une église du quartier noir, croix qui brûle, et défilé du Ku Klux Klan.

 
Quatre ans avant d'endosser le costume du Capitaine Kirk, William Shatner marque les esprits par son interprétation. A l'instar des autres acteurs Frank Maxwell, Robert Emhardt ou Jeanne Cooper, qui ont principalement fait carrière à la télévision, Shatner incarne avec conviction le dangereux et brillant Cramer. Loin du cabotinage qu'on lui connaitra par la suite, l'acteur canadien alterne les moments d'exaltation vénéneux, de ses discours haineux propre à manipuler les masses, à ses numéros de séduction, sensuelle et menaçante (comment il s'introduit dans la chambre de Vi).

The Intruder surprend enfin par son dénouement équivoque. Si la menace personnifiée par Cramer est finalement vaincue, celle-ci ne le doit ni par le jeune Joey Greene, accusé à tort de viol, ni par le légaliste Tom McDaniel, lynché par la foule. Rien est résolu. Reste comme maigre lueur d'espoir le personnage de Ruth McDaniel, qui à défaut de croire en cette intégration, comprends que le combat de son époux est juste, et qu'il lui faudra un peu de temps pour comprendre.

Brûlot politique, réquisitoire contre la haine raciale, The Intruder n'a rien perdu de sa triste véracité cinquante ans plus tard.






Crédit photos : © 1961 LOS ALTOS PRODUCTIONS, INC. Tous droits réservés.


The Intruder | 1962 | 84 min | 1.77 : 1 | Noir & Blanc
Réalisation : Roger Corman
Scénario : Charles Beaumont
Avec :  William Shatner, Frank Maxwell, Beverly Lunsford, Robert Emhardt, Leo Gordon, Charles Barnes
Musique : Herman Stein
Directeur de la photographie : Taylor Byars
Montage : Ronald Sinclair
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[1] Édité et traduit en français cette année par Capricci sous le titre Comment j’ai fait 100 films sans jamais perdre un centime. 

[2] Puis l'année suivante de La malédiction d'Arkham d'après H. P. Lovecraft, première adaptation de la nouvelle L'affaire Charles Dexter Ward après celle réalisée en 1990 par Dan O'Bannon The Resurrected.

[3] Les frères Corman durent hypothéquer leurs propres maisons, le sujet ne leur permettant pas de trouver un ou plusieurs investisseurs.

1 commentaire:

  1. Le meilleur film et le plus "utile" de Roger Corman. Son préféré et le seul qui n'ait pas marché. A l'aube des années 60, on ne fait pas un film contre le racisme noir aux Etats-Unis. Excellentes critiques et dur échec (les frères Corman hypothéquèrent leur maison car personne ne voulait produire un tel film. Avantage du film fauché : son aspect documentaire donnant l'impression d'être un reportage d'actualité pris sur le vif. Belle photo en noir et blanc, lumineuse et contrastée, cadrages parfaits, interprétation sobre et sans faille de William Shatner en raciste beau parleur, élégant, charmeur, séduisant. Son charisme sur la foule peut évoquer celle d'Hitler haranguant les foules à l'aube du nazisme. (Devenu star, il deviendra nettement cabotin, hélas ...). Son discours manipulateur est un grand moment du film ! Monologue joué sobrement mais enthousiasmant les racistes. Il déteste les noirs, les communistes, les Juifs et les met tous dans le même sac comme Hitler dans ses discours de 1933. Les acteurs sont excellents, Frank Maxwell, le blanc courageux défendant les noirs et se faisant lyncher, Leo Gordon, jouant toujours les tueurs et héritant d'un rôle singulièrement humain, la belle nymphomane Beverly Lunsford, Robert Emhardt, le raciste suiffeux, Jane Cooper, raciste mais comprenant que son mari courageux a peut-être raison de vouloir intégrer les noirs dans la société. Malgré les très bonnes critiques, ce film fut un échec commercial, le seul de Corman et son film préféré. Hélas, devant l'échec, il ne récidiva pas dans le film polémique et c'est bien dommage. C'est en s'éloignant du créneau "Fantastique-Horreur" qu'il a fait ses meilleurs films ! Son "Massacre de la Saint-Valentin", historiquement irréprochable est aussi une réussite. Jason Robards ne ressemble pas du tout à Al Capone mais est hallucinant. George Segal, son tueur également ... Film à voir que cet "Indésirable" ! La v. f. est aussi excellemment doublée ...

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