Pédé, et c'est tout - Carla Benedetti | Giovanni Giovannetti (2017)

Le 2 novembre 1975, le cadavre du poète et réalisateur Pier Paolo Pasolini était découvert sur la plage d'Ostie, près de Rome. La thèse officielle attribue le meurtre à un jeune garçon de dix-sept ans dénommé Pino Pelosi « au cours d'une rixe de nature sexuelle », avec le soutien présumé de quelques fascistes homophobes. Pédé, et c'est tout, publié une première fois en 2012, de l'essayiste Carla Benedetti et du journaliste Giovanni Giovannetti s'accorde à remettre en cause cette thèse officielle âgée de quatre décennies, et confirmée depuis par une ordonnance de non-lieu en 2015.

Œuvre inachevée débutée en 1972, publié trente ans plus tard à titre posthume dans une version incomplète et tronquée, le dernier roman de Pasolini, Pétrole, cacherait selon ces auteurs les dessous de cet assassinat, et les commanditaires d'un meurtre que beaucoup ont voulu classer, sciemment ou non, dans la simple case des faits divers. D'un essai qu'on pourrait aisément taxer de conspirationniste, les auteurs réfutent au contraire cette dénomination pour mieux s'attacher à une stricte reconstitution des faits et une analyse minutieuse des documents mis à leur disposition. Benedetti et Giovannetti battent dès lors en brèche la thèse officielle et ses nombreuses contradictions, en affirmant que ce meurtre sordide cache en fait une exécution politique, où plane l'ombre d'un homme, Eugenio Cefis, successeur d'Enrico Mattei (ancien président de l'ENI disparu dans un attentat en 1962), dont les auteurs publie pour la première fois un de ses discours les plus significatifs, « Ma patrie s'appelle multinationale », prononcé à l'Académie militaire de Modène en 1972.
   
Pédé, et c'est tout se concentre dans sa première partie à la « double mystification » dont a fait l'objet l'assassinat du poète : celle autour de l'enquête sur la mort de Pasolini, et celle sur les écrits des dernières années de sa vie. L'essai revient ainsi longuement sur la réaction et le déni des intellectuels, politiques ou représentants du mouvement gay italiens qui ont épousé la thèse officielle. Les auteurs entendent corriger la séparation que l'on a voulu instaurer entre les écrits de Pasolini et son homicide, à l'image de la fausse interprétation de Pétrole qui serait le témoin de « sa fascination pour la violence, le désir de subir, de se soumettre » ou le contenu sado-masochiste de son dernier long-métrage sorti après sa mort, Salò ou les 120 Journées de Sodome

« Pithie des années de plomb », Pasolini occupait une place unique dans le paysage intellectuel et politique de l'Italie. Un an avant sa tragique disparition, Pasolini publiait ainsi l'article intitulé « Le roman des massacres », dans le journal Corriere della Sera, où il avouait connaitre les noms des responsables des récents massacres qui avaient ensanglanté le pays, mais qu'ils n'avaient pas les preuves. Un article accusateur qui faisait autant référence au personnage principal de Pétrole, le dénommé Aldo Troya, pseudonyme d'Eugenio Cefis, au centre du chapitre disparu Éclairs sur l'ENI [1], qu'il dénonçait implicitement la position attentiste de ceux qui détenaient les preuves [2]. Seul contre tous, il aura ainsi fallu attendre la conclusion de l'enquête (close en février 2003 après neuf années d'investigation) du substitut du procureur de Pavie, Vincenzo Calia, sur l'affaire Mattei pour relever le véritable contenu de Pétrole, alors que les pairs de Pasolini n'avaient voulu y voir que son contenu sexuel.

Chapitre inédit de cet essai, « les sources de Pétrole » revient comme son nom l'indique sur les origines du dernier ouvrage de Pasolini, et en premier lieu sur la biographie d'Eugenio Cefis, Questo e Cefis, de Giorgio Steinmetz, ouvrage quasi introuvable, retiré du marché le lendemain de sa publication en 1972. Point de départ de cette recherche, le sabotage de l'avion d'Enrico Mattei ouvre la voie aux diverses ramifications de cette affaire et son nombre assourdissant de morts violentes et autres disparitions, dont celle de Mauro de Mauro en 1970, journaliste à l'Ora de Palerme, qui enquêtait sur la mort de l'ancien président de l'ENI. Corruption du monde politique, liens troubles avec la mafia, le constat dressé par les auteurs est sans appel à l'instar de la liste des noms affiliés à la loge P2 fondée par Cefis (avant d'en céder la direction Lucio Gelli) qui gravitent autour, ou du nombre étrangement impressionnant de membres de la pègre se pressant autour du cadavre ce 2 novembre 1975 sur le cliché pris par Antonio Monteforte. Du meurtre de Pasolini, fil conducteur de cette enquête, Pédé, et c'est tout se conclut, comme dit plus haut, par l'un des discours les plus emblématiques de celui qui recevait chaque matin les « notes matinales » du chef des Services secrets Vito Miceli, grand corrupteur [3], et apôtre d'un nouvel ordre financier.
 
Troublant.

Éditions Mimésis, Paris, 2017, 188 pages, 17 euros.
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[1] Un chapitre qui devait se pencher sur le passé ambigu de l'ex-président de l'ENI et de Montedison, et note dont on ne sait encore aujourd'hui si celle-ci fut volée après l'assassinat de Pasolini, ou bien restée à l'état de projet, tout en étant mentionnée dans un chapitre suivant de Pétrole.
  
[2] Une position que Pasolini avait baptisé de « science italianiste », soit un mélange d'indifférence, de cynisme, d'opportunisme et de conformisme.

[3] État dans l'Etat, déjà depuis Mattei, l'ENI tenait la presse en muselière grâce ou plutôt à cause des nombreuses recettes publicitaires que le groupe octroyait aux médias italiens, allant jusqu'à interdire que paraisse dans les journaux l'image ou le nom de Cefis.

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