Picnic - Jordan Logan (1955) / Soudain l'été dernier - Joseph Mankiewicz (1960)

Adaptations hollywoodiennes de deux pièces de théâtre célèbres des années 50, la première du fait de son succès à Broadway, la seconde à cause du parfum de scandale qui s'en dégageait, Picnic et Soudain l'été dernier connaissent cette semaine une actualité récente. Écrites respectivement par deux dramaturges lauréats du Prix Pulitzer, William Inge [1] en 1953 pour cette même pièce, et Tennessee Williams deux fois en 1948 et 1955 pour Un tramway nommé Désir et La Chatte sur un toit brûlant, ces deux œuvres furent adaptées pour le grand écran par Jordan Logan et Joseph Mankiewicz, deux grands metteurs en scène reconnus respectivement pour leurs adaptations au théâtre et au cinéma. Logan dirigea en 1953 la première version théâtrale de Picnic [2], tandis que Mankiewicz adapta avec réussite plusieurs pièces et romans dont Jules César ou Eve.
  
Films traitant de manière différente le thème de la sexualité, Picnic par l'arrivée perturbatrice d'un mâle rustre dans une communauté rurale, alors que Soudain l'été dernier aborde d'autres sujets autrement plus périlleux pour l'époque (pédophilie, homosexualité, cannibalisme et inceste) dans la limite que pouvait tolérer le code Hays [3], il n'est guère étonnant que ces deux longs métrages, désormais érigés de nos jours au rang de classique, connurent un accueil à leur sortie diamétralement opposé. D'une réception extrêmement favorable pour le premier, celle du second fut sans surprise plus mitigé en dépit de son casting remarquable, la presse conservatrice goûtant peu les excès hérités de Williams. En version restaurée en DVD et Blu-Ray ce 23 août.
 
D'un scénario écrit par Daniel Taradash, Oscar l'année précédente pour le film de Fred Zinnemann, Tant qu'il y aura des hommes (1953), l'action de Picnic se situe dans une petite ville du Kansas le jour de la fête du Travail durant le pique-nique organisé chaque année à cette occasion. Débarquant le jour même par un train de marchandises, Hal Carter (William Holden), ancien camarade d'université d'Alan Benson (Cliff Robertson), fils du riche céréalier de la région, fait connaissance de la petite amie de ce dernier, Madge Owens (Kim Novak), la plus jolie fille du coin, et tombe immédiatement sous son charme... 
  
 

Film proposé à Joseph L. Mankiewicz par Sam Spiegel, qui venait de produire trois ans plus tôt l'un des succès majeurs de l'année 1957 avec Le pont de la rivière Kwaï de David Lean [4], le scénario de Soudain l'été dernier fut confié à Gore Vidal, protégé de Tennessee Williams (qui contrairement à ce qu'indique le générique n'a pas participé à son écriture). L'histoire décrit la prise de fonction du docteur Cukrowicz (Montgomery Clift) à Lions View, un hôpital psychiatrique de La Nouvelle-Orléans. Rapidement découragé par le manque de moyens octroyés à l'établissement, il reçoit une étrange proposition de la part de Violet Venable (Katharine Hepburn), une riche notable qui vient de perdre son fils Sebastian dans des circonstances étranges. Celle-ci est prête à lever un fonds d'un million de dollars s'il accepte de pratiquer une lobotomie sur sa nièce Catherine (Elizabeth Taylor) qui, selon elle, aurait perdu la raison depuis la mort de son cousin…
  

Premier point commun à ces deux adaptations, les réalisateurs durent régler la place du décor unique originel dans leurs deux films. Logan traite son sujet de manière totalement différente par rapport à la pièce qu'il dirigea auparavant. Tandis que la dramaturgie tournait principalement autour du hors scène, le cinéaste multiplie ici les décors. Mieux, la scène du pique-nique devient désormais l'objet central du spectacle (dans la pièce les personnages principaux échouaient à y participer) et le gardien de cette « américanité » rurale, Logan usant à cette occasion d'une esthétique proche du documentaire (une grande partie du film a été tourné au Kansas). A l'inverse de Picnic qui s'ouvrait vers l'extérieur, Mankiewicz n'opère, lui, aucune aération. Pire, il plonge les personnages dans une multitude de huis clos, de l'hôpital psychiatrique à la fosse grouillante de malades au jardin des Venable. Seule ouverture concédée à cet enfermement, la scène finale qui décrit la mise à mort et le martyr de Sebastian récitée par sa cousine Catherine, et où sont finalement intégrés des séquences tournées en Espagne.
  

Second point commun avec de nouveau un traitement opposé, mais cette fois-ci en concordance avec le texte des deux dramaturges, la position accordée aux deux personnages principaux masculins. Interprété par William Holden, Hal Carter joue ainsi l'élément étranger perturbateur. Le corps de l'acteur occupe l'image et des attentions des personnages (et des spectateurs). De cette redéfinition de la virilité à l'écran, avec ce corps masculin exhibé au regard de tous (avec torse nu épilé prenant la pose), Picnic renverse les codes et transforme Holden en pin-up, en lieu et place de Kim Novak et de son personnage de future reine de beauté. Le fils Violet Venable observe quant à lui aussi une position similaire et prépondérante. Il est au centre des discussions et devient le sujet de discorde entre les deux femmes qui l'ont côtoyées. Or Sebastian n'apparaît paradoxalement jamais. Son visage n'est jamais révélé, sauf sa silhouette lors de la scène finale. Sa présence fantomatique envahit à mesure les esprits, et plongeant le docteur Cukrowicz au cœur d'une intrigue psychanalytique, à la recherche d'un passé dans lequel il jouera le rôle d'arbitre.

Détesté par Katharine Hepburn, honni par Tennessee Williams, Soudain l'été dernier se démarque par son esthétique hautement symbolique (Saint Sébastien trône dans le bureau du fils de madame Venable) et son caractère ouvertement transgressif et vénéneux (tendant à gommer les passages les plus théâtraux tel le long et éprouvant monologue d'Hepburn). Plus expressif dans sa forme, tout en restant dans le cadre de la romance mélodramatique (l'amour est plus fort que le désir de changer de statut social), Picnic surprend par les transformations et les choix opérés par celui-même qui avait monté la pièce à Broadway. Jordan Logan livre ici une version d'une rare richesse (en Cinémascope et en Technicolor).

A (re)découvrir.


Crédit Photos : PICNIC © 1955, RENOUVELÉ 1983 COLUMBIA PICTURES INDUSTRIES, INC. Tous droits réservés. 


Picnic | 1955 | 113 min
Réalisation : Joshua Logan
Scénario : Daniel Taradash d'après la pièce éponyme de William Inge
Avec : William Holden, Kim Novak,
Musique : George Duning
Directeur de la photographie : James Wong Howe
Montage : William A. Lyon, Charles Nelson



Crédits Photos : SOUDAIN L’ÉTÉ DERNIER © 1960, RENOUVELÉ 1988 HORIZON PICTURES (G.B.) LTD. Tous droits réservés.

Suddenly, Last Summer (Soudain l'été dernier) | 1960 | 114 min
Réalisation : Joseph L. Mankiewicz
Production : Sam Spiegel
Scénario : Gore Vidal d'après la pièce éponyme de Tennessee Williams
Avec : Katharine Hepburn, Montgomery Clift et Elizabeth Taylor
Musique : Malcolm Arnold, Buxton Orr
Directeur de la photographie : Jack Hildyard
Montage : William Hornbeck, Thomas Stanford
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[1] Sa première adaptation pour le grand écran provient de sa deuxième pièce de théâtre éponyme, Reviens petite Sheba (1952) réalisée par Daniel Mann avec Shirley Booth et Burt Lancaster.

[2] Jordan Logan, Richard Rodgers, Oscar Hammerstein II gagnèrent le prix Pulizter pour la comédie musicale South Pacific en 1950.

[3] Les deux prix Pulitzer et la célébrité de Tennessee Williams en sans nul doute joué en la faveur de son adaptation afin de braver la censure.

[4] Et en attendant deux ans plus tard l'autre réalisation majeure de David Lean toujours produite par Spiegel, Lawrence d'Arabie.

1 commentaire:

  1. A noter le plan final de "Picnic", avec une prise de vue bien "inédite" à l'époque...

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