Cris et chuchotements - Ingmar Bergman (1972)

Présenté hors compétition au festival de Cannes en 1973, Cris et chuchotements d'Ingmar Bergman marqua durablement les esprits lors de sa sortie sur la scène internationale. Glanant de nombreuses récompenses durant ses trois premières années, du Grand prix technique à Cannes, à l'Oscar de la meilleure photographie pour le chef opérateur Sven Nykvist l'année suivante [1], au David di Donatello du meilleur film étranger accompagné d'un prix spécial pour la performance de ses quatre actrices, le long métrage soulignait, une fois encore, la place unique tenue par le cinéaste au-delà même des frontières suédoises. Portait brut de quatre femmes hantées par la mort, Bergman abordait dans Cris et chuchotements plusieurs de ses thèmes de prédilection avec un sens inégalé de l'esthétisme. Dans les salles depuis le 21 décembre dans une nouvelle version restaurée 2K, la ressortie du film offre un avant-goût de la prochaine rétrospective Bergman qui se tiendra à partir du 4 janvier 2017, où pas moins de douze longs métrages [2] du maître seront à (re)découvrir en version restaurée au cinéma.

Fin du 19ème siècle en Suède, quatre femmes sont réunies dans le manoir familial où l'une d'elle, Agnès (Harriet Andersson), se meurt d'un cancer. Entourée de ses deux sœurs, Karin (Ingrid Thulin) et Maria (Liv Ullman) qui se succèdent à son chevet, Agnès ne trouve qu'un semblant d'apaisement auprès de sa servante Anna (Kari Sylwan), avec qui elle entretient une relation privilégiée. La proximité qui s'est installée entre les femmes fait resurgir en chacune d'elles de vieux souvenirs…


A l'instar de PersonaCris et chuchotements s'inscrit dans ce même élan de liberté créative, Bergman allant de son propre aveu aussi loin qu'il le pouvait. Offrant une place prédominante et une confiance absolue en ses actrices, les « muses bergmaniennes » Harriet Andersson, Liv Ullmann et Ingrid Thulin, et la nouvelle venue Kari Sylwan, le cinéaste s'émancipe donc une fois encore, en rejetant les méthodes de travail qu'il avait précédemment utilisées. D'un scénario transformé en partition musicale libertaire dans Persona, celui de Cris et chuchotements trouve son origine, comme souvent chez Bergman, dans une vision faite trois ans auparavant, dans laquelle il vit trois femmes en blanc qui chuchotaient dans une pièce rouge. A partir de cette esquisse, le réalisateur livra une série de lettres envoyées à ses acteurs dans lesquelles il décrivit ses rêves. Tour à tour imprégné par la psychanalyse jungienne et par les propres souvenirs du cinéaste, le film se donne à voir comme une succession de tableaux construit autour de voix off et d'apparentés flashbacks centrés sur chacun des personnages féminins, ces derniers à l'image du titre antagoniste du film jouant avec l'ambiguïté de ces situations situées entre le rêve, le fantasme et le passé (on pourra juste regretter que contrairement à ses précédents films l'aspect irréel ou fantastique n'ait pas été davantage développé).


Filmé au manoir de Taxinge-Näsby, décor principal du film, dont les murs furent entièrement repeints en rouge pour les besoins du tournage [3]Cris et chuchotements se distingue également par la douceur de sa mise en scène, en contrepoint à la violence des rapports amour/haine entre les personnages et l'omniprésence de la mort qui rode, et ce même après le décès d'Agnès. De la virtuosité des costumes au travail d'orfèvre du directeur de la photographie, Sven Nykvist, répondant au choix difficile du réalisateur de filmer uniquement en lumière naturelle, le long métrage offre tout un panel de contemplation : variation subtile des lumières, en particulier sur les visages des actrices, omniprésence de certaines couleurs dont le rouge, jeu avec les ombres. 

Dernière collaboration du réalisateur de Monika avec son interprète Harriet Andersson, Cris et chuchotements est sans doute le film le plus bergmanien de son auteur. Peinture des plus violentes de la condition féminine, le cinéaste dresse un constat sans appel et sans complaisance vis à vis des conventions sociales et des conséquences dramatiques de l'éducation rigoriste.

Radical.





Crédits photos : CRIS ET CHUCHOTEMENTS © 1973 AB SVENSK FILMINDUSTRI. Tous droits réservés.


Viskningar och rop (Cris et chuchotements) | 1972 | 91 min
Réalisation : Ingmar Bergman
Production : Lars-Owe Carlberg
Scénario : Ingmar Bergman
Avec : Harriet Andersson, Kari Sylwan, Ingrid Thulin, Liv Ullmann, Erland Josephson, Georg Åhrlin, Henning Moritzen
Son : Owe Svensson
Directeur de la photographie : Sven Nykvist
Montage : Siv Kanälv-Lundgren
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[1] Le film fut également nominé à l'Oscar du meilleur film, du meilleur réalisateur, meilleur scénario original et meilleurs costumes, faits rares pour un long métrage étranger tourné en langue non anglophone.

[2] soit Musique dans les ténèbres, La prison, Jeux d'été, Monika, Sourires d'une nuit d'été, Le septième sceau, Les fraises sauvages, La source, Les communiants, Persona, Scènes de la vie conjugale et Sonate d’automne

[3] Pratiquement en état de délabrement avant le tournage, le manoir est désormais une attraction touristique. 

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