Autour de minuit ('Round Midnight) - Bertrand Tavernier (1986)

Sorti deux années avant le Bird de Clint Eastwood, 'Round Midnight de Bertrand Tavernier, de par son sujet, son ambition et la personnalité de son réalisateur, pourrait se présenter naturellement comme le premier volet d'un diptyque 80's [1] consacré au jazz de l'ère bebop. Produit par Irwin Winkler (Rocky, Raging Bull) et coécrit avec David Rayfiel, qui avait auparavant collaboré avec Tavernier sur La mort en direct (1980), Autour de minuit, en référence et en hommage au standard de Thelonious Monk (réinterprété vocalement lors du générique par le talentueux Bobby McFerrin), s'éloigne de l'habituelle place figurative à laquelle le jazz a le droit dans le cinéma depuis la création de ses deux arts (ces derniers étant à peu de chose près nés à la même époque). La musique est au centre de l'histoire, le jazz devient le moteur narratif du script (à défaut de l'être formellement comme chez Jess Franco), ou le portrait imaginaire d'un saxophoniste noir américain dans le Paris de la fin des années 50.

Le saxophoniste Dale Turner (Dexter Gordon) quitte New-York et son ami Hershell pour rejoindre la capitale française. En proie à ses propres démons en sus de celui de l'alcool, le vieux saxophoniste espère y trouver un refuge et une meilleure reconnaissance de la part de son public : "no cold eyes in Paris". En compagnie de plusieurs jazzmen expatriés, Turner joue chaque soir au Club Blue Note sous l'étroite surveillance de son amie Buttercup (Sandra Reaves-Phillips). Un soir, l'homme usé fait la connaissance de Francis Borler (François Cluzet), un de ses plus fervents admirateurs. De cette rencontre nait une amitié et le début d'une renaissance pour Turner. Francis et sa fille Bérengère (Gabrielle Haker) vont veiller désormais sur Dale, et lui faire recouvrer son génie.


Inspiré en partie par la vie de Lester Young, et davantage par les mémoires de Francis Paudras et de son livre, La danse des infidèles : Bud Powell, 'Round Midnight s'attache à décrire avec minutie la relation unique qui lie deux hommes réunis par la même passion, celle de la musique, et en particulier celle du jazz. Le personnage joué par François Cluzet, illustrateur pour le cinéma, voit ainsi sa vie changée auprès du jazzman, ce dernier lui ouvrant de nouveaux horizons créatifs, tandis que Francis lui offre un cadre propice à oublier ses démons tentateurs, et à panser ses plaies intimes. "Mon amour, c'est la musique vingt-quatre heures sur vingt-quatre" confie Turner à un médecin. Or comme indique Ace (Bobby Hutcherson) à Francis, "ce qu'on trouve de plus beau peut aussi être ce qui fait le plus mal".

Puisant dans sa propre expérience, Dexter Gordon séjourna à Paris, puis à Copenhague, pendant quinze ans, et fut le bref compagnon de route de Powell (ils enregistrèrent avec Pierre Michelot et Kenny Clarke en 1963 l'album de Gordon Our Man In Paris), le saxophoniste incarne littéralement ce grand bonhomme "fatigué de tout... sauf de la musique". De la vie de ses deux grands musiciens disparus, le scénario de Tavernier et Rayfiel en reprend les grandes étapes, les anecdotes et les personnages clefs en n'omettant pas les zones d'ombre, les addictions et problèmes psychiatriques, de même que le retour à New-York de Turner, puis sa mort, évoquant irrémédiablement celle de Powell.

   
Mise en scène par un féru de jazz, 'Round Midnight fait forcément la part belle esthétiquement à la musique, ses cadrages soignés, et sa bande-originale signée Herbie Hancock (Oscar et César de la Meilleure musique en 1987 et une nomination pour Dexter Gordon dans la catégorie Meilleur acteur aux Oscars) [2]. Entouré du VSOP (Wayne Shorter, Freddie Hubbard, Ron Carter, Tony Williams), de musiciens ayant joué par la passé avec le saxophoniste (Palle Mikkelborg, Bobby Hutcherson, Cedar Walton, Pierre Michelot) [3] et enfin de John McLaughlin ancienne connaissance milesdavisienne du pianiste, la paire Hancock / Gordon livre à l'instar de leurs comparses une interprétation sans faille. Mieux, non content de donner le rôle principal à Gordon, Tavernier fait également jouer la comédie à Hancock, juste ce qu'il faut, et à Hutcherson, celui-ci se voyant offrir un véritable rôle secondaire [4].

Fictionnel, tout en étant empreint de nostalgie [5], 'Round Midnight s'écarte finalement peu du traditionnel académisme des biopics. Qu'importe d'une certaine manière tant Bertrand Tavernier maîtrise son sujet, l'authenticité et l'amour du jazz qui se dégagent du long métrage faisant éclipser son manque de dynamisme et d'expressivité formelle.

A conseiller évidemment en premier lieu aux amateurs de musique, mais aussi à ceux qui voudraient découvrir une page d'histoire, celle d'un Paris révolu, quand St Germain des Prés était le refuge de nombreux jazzmen américains.

  

  
'Round Midnight (Autour de minuit) | 1986 | 133 min
Réalisation : Bertrand Tavernier
Production : Irwin Winkler
Scénario : David Rayfiel & Bertrand Tavernier
Avec : Dexter Gordon, François Cluzet, Sandra Reaves-Phillips, Christine Pascal, Herbie Hancock, Bobby Hutcherson, Gabrielle Haker, Martin Scorsese
Musique : Herbie Hancock
Directeur de la photographie : Bruno de Keyzer
Montage : Armand Psenny
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[1] De diptyque à triptyque en incluant le documentaire produit par Eastwood et réalisé par Charlotte Zwerin : Thelonious Monk : Straight, No Chaser, chroniqué il y a peu.

[2] A noter l'existence de l'album The Other Side of Round Midnight (1985) signé Gordon où l'on retrouve le reste des sessions d'enregistrement du film.

[3] Sans décrire toutes les ramifications entre les différents musiciens présents, citons tout de même que Dexter Gordon joua sur le premier album solo d'Hancock, Takin' Off (1962), que le trompettiste danois Palle Mikkelborg collabora sur More Than You Know (1975) et Strings and Things (1976), le vibraphoniste Bobby Hutcherson sur Gettin' Around (1965) et enfin le pianiste Cedar Walton sur Tangerine (1972) de Gordon.

[4] Avec en prime la présence de Martin Scorsese dans le rôle de l'agent de Dale lors de son retour new-yorkais accompagné de Francis.

[5] Nostalgie accentuée par ce Paris fifties recréé en studio.

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