Persona - Ingmar Bergman (1966)

« Si je n'avais pas trouvé la force de faire ce film là, j'aurai sans doute été un homme fini » déclarait Ingmar Bergman à propos de son long métrage Persona. Œuvre radicale et résurrection artistique d'un réalisateur en proie à la maladie [1], ce vingt-septième film a une place à part dans l'imposante filmographie du scandinave. Nourrit des expériences intimes de son auteur, le film est à la fois le fruit de sa nouvelle liberté créative et le témoin de son hospitalisation passée, pour un résultat qui marque les esprits depuis près de cinq décennies. Pour ce drame psychologique aux contours fantasmagoriques qui ressort en salles le 5 mars prochain, Bergman convia son actrice fétiche Bibi Andersson et celle qui deviendra sa muse et compagne, Liv Ullmann.

La comédienne Elisabet Vogler (Liv Ullmann) a perdu l’usage de la parole en plein milieu de la représentation de la pièce Électre. La jeune infirmière Alma (Bibi Andersson) est désignée pour s'occuper d'elle. Comme le souligne sa supérieure (Margaretha Krook), Elisabet ne souffre d'aucun mal physique ou désordre psychologique, elle est en bonne santé. Elle refuse de s'exprimer et souhaite rester silencieuse. Face à cette situation, il est décidé d'envoyer Elisabet, accompagnée d'Alma, dans la résidence secondaire du médecin chef sur l'ile de Fårö. Bien qu'Alma soit la seule à parler, les deux jeunes femmes nouent à mesure une grande complicité. Elisabet devient la précieuse confidente de la volubile Alma, celle-ci lui confessant désormais ses plus intimes secrets. Un matin, Alma découvre le contenu d'une lettre non fermée écrite par Elisabet à l'attention de son amie médecin. La lettre affecte profondément Alma. Elisabet dit reprendre goût à la vie grâce à Alma, à l'amitié et même à l'amour inconscient que cette dernière lui porte. Mais elle révèle également s'amuser à étudier son infirmière : de ses pleurs sur ses anciens péchés, à sa mauvaise conscience de ne pas suivre ses principes.


Film concept aux multiples facettes, Persona s'illustre dès son introduction. Cette dernière souhaitée par Bergman comme un poème visuel inspiré par ses visions fiévreuses passées, inscrit le long métrage d'emblée dans le registre rare du « film dans le film ». S'ouvrant et se concluant avec l'image du fils d'Elisabet qui caresse le visage trouble de sa mère (?) sur un écran, cette mise en garde, au même titre que la sonnerie et la vision d'un plateau de cinéma à la fin de Persona, place le film au-delà d'un cadre narratif restreint. Une liberté totale que Bergman use à bon escient en composant davantage son script telle une partition musicale libertaire qu'un scénario au sens classique.

Centrée sur leur rencontre, leur amitié puis leur affrontement, l'histoire décrit une relation quasi symbiotique entre les deux jeunes femmes, les visages d'Elisabet et Alma allant jusqu'à se confondre le temps d'un plan en une seule personne. La notion de dédoublement et l'atmosphère onirique de Persona permettent alors à Bergman de brouiller davantage les cartes. Le suédois reste peu explicite en semant volontiers le trouble dans l'esprit du spectateur [2]. S'il donne quelques bribes d'informations en guise d'éléments de réponse, le réalisateur laisse planer le doute sur la vérité des événements. Réalité, rêve, inconscient d'une des deux jeunes femmes, les frontières sont floues.


Du duo féminin, le personnage d'Elisabet est sans conteste celui qui se rapproche le plus de son créateur. Marqués tous deux par la brutalité de l'environnement extérieur (illustrée par des images provenant de la guerre du Vietnam ou du ghetto de Varsovie), l'actrice choisit le mutisme en réaction. A partir de la position individualiste de l'artiste, Bergman évoque ainsi de manière plus générale le rapport de l'artiste et du monde à travers la psychanalyse jungienne incarnée par ses deux héroïnes, le persona incarnant le masque social revêtu par une personne au quotidien, et l'alma, le subconscient.

Complexe, Persona l'est tout autant par sa forme. Photographié par Sven Nykvist [3], les cadrages et les effets d'ombre et de lumière, ainsi que la musique de Lars Johan Werle, participent à la création de l'univers mental fantasmatique sorti de l'imaginaire du cinéaste (et/ou de ses personnages). De par les thèmes abordés et son esthétisme recherché, le métrage influença durablement l'histoire du 7ème Art. David Lynch y puisa de nombreuses références [4] pour son Mullholland Drive, comme il l'avait déjà fait précédemment pour son Lost Highway avec Le septième sceau (la ressemblance évidente entre la mort et l'homme mystère interprétés respectivement par Bengt Ekerot et Robert Blake).

Audacieux, expérimentalénigmatique. SPersona demeure aujourd'hui moins connu que Les fraises sauvages ou le pré-cité Le septième sceau, celui-ci n'en demeure pas moins un autre chef d’œuvre du réalisateur scandinave. 

A cette occasion, Carlotta sort une intégrale de sept films (Sourires d’une nuit d’été, Le septième sceau, Les fraises sauvages, La source, Persona, Scènes de la vie conjugale et Sonate d’automne  [5]) en DVD et Blu-Ray le 25 février et en salle le 5 mars prochain.





Crédits Photo : © AB SVENSK FILMINDUSTRI. Tous droits réservés.

Persona | 1966 | 83 min
Réalisation : Ingmar Bergman
Scénario : Ingmar Bergman
Avec : Bibi Andersson, Liv Ullmann, Margaretha Krook, Gunnar Björnstrand et Jörgen Lindström
Musique : Lars Johan Werle
Directeur de la photographie : Sven Nykvist
Montage : Ulla Ryghe ____________________________________________________________________________________________________

[1] Une double pneumonie l'immobilisa pour plusieurs semaines. 

[2] Une nuit, Alma rencontre Elisabet dans sa chambre avant de s'enlacer. Au matin, Elisabet nie cette rencontre nocturne.

[3] Nykvist qui débuta chez Bergman avec La source (1960) jusqu'à Fanny et Alexandre (1982).

[4] 3 Women de Robert Altman avec dans les rôles principaux Shelley Duvall et Sissy Spacek s'en inspire également très fortement.

[5] Le préposé ne saurait vous conseiller l'adaptation théâtrale avec François Fabian.

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