La porte du paradis (Heaven's Gate) - Michael Cimino (1980)

Rares sont les films qui ont su être le réceptacle de tant d'hostilités : honni par la critique, fuit comme la peste par le public, et paradoxalement peu soutenu par son studio, La porte du paradis reste un cas d'école plus de trois décennies après sa sortie. Film de tous les records et de tous les excès, Heaven's Gate eut le néfaste privilège de signer la banqueroute d'un studio United Artists, de symboliser l'arrêt du nouvel Hollywood, et, enfin, de briser la carrière de son auteur Michael Cimino. Œuvre marquante du 7ème art, mais désastre financier, à laquelle nous convie Carlotta pour la ressortie en version intégrale et restaurée le 27 février prochain. 

Présenté dès 1971 à United Artists, le projet du jeune scénariste Michael Cimino, basé sur la guerre qui embrasa le comté de Johnson, aura finalement mis plus de huit ans pour trouver désormais un écho favorable aux yeux des (nouveaux) décideurs du studio. Profitant du succès critique du cinéaste à la veille de son triomphe aux Oscars pour Voyage au bout de l'enfer (The Deer Hunter), Cimino avait dès à présent carte blanche pour réaliser son western épique, crépusculaire et révisionniste, ou l’extermination à la fin du XIXème siècle d’une communauté d’immigrés de l’Europe de l’Est par une association de grands propriétaires... avec l'aval de Washington.

1870, Harvard, James Averill (Kris Kristofferson) et Billy Irvine (John Hurt) fêtent dans l'insouciance l'obtention de leurs diplômes. Du discours du révérend Gordon Sutton (Joseph Cotton), marqué par l'importance de « l'éducation d'une nation », le brillant Irvine, de manière prémonitoire, se contente de répondre par l'irrévérence... Vingt ans plus tard, Averill est devenu Marshall dans le Wyoming. Il apprend par l'intermédiaire de son ancien camarade l'existence d'une liste de 125 noms désignés comme voleurs ou anarchistes comprenant la quasi-totalité des hommes appartenant à la petite communauté de Johnson. Or parmi cette liste apparaît Ella Watson (Isabelle Huppert), maîtresse d'Averill et amie également de Nate Champion (Christopher Walken)...

Initialement distribué en 1980 dans une version de 219 minutes, avant d'être remonté par Cimino et « réduit » à 149 minutes l'année suivante (suite à la catastrophique première semaine d'exploitation New-Yorkaise), La porte du paradis fut restaurée numériquement par The Criterion Collection à partir de matrices des couleurs de l'époque. Supervisée par Cimino, la restauration propose désormais une version de 216 minutes, le carton et la musique d'entracte en moins. 


Mais que reste-t-il en 2013 de cette maudite porte ? A en lire aujourd'hui certaines critiques, si les qualités du long métrage ont été réévaluées, les positions restent encore très partagées et radicales : le plus scandaleux gâchis cinématographique pour le critique Roger Ebert à sa sortie [1], mythe du cinéma étasunien pour d'autres, ou chef d'œuvre raté ?


Premier grief à porter au réalisateur: Cimino pousse à son paroxysme sa quête d'authenticité, un fétichisme du détail, qui laissera sur le carreau les finances (pas loin de 45 millions de dollars sur les 7-8 millions prévus à l'origine) et fera dépasser les délais du métrage. Ce perfectionnisme doublé d'un réalisme méticuleux n'est pourtant pas seulement le fruit d'un auteur attaché à la réalité historique [2], Cimino prend de grandes libertés avec la véritable guerre du comté de Johnson. Ella Watson n'a jamais été tenancière d'un bordel de campagne se faisant payer par du bétail volé. De même, son compagnon dénommé Averell et non Averill était en fait un fermier, tous deux tués avant les dit évènements. Puis, Champion n'a rien du porte flingue payé par l'association, mais fut au contraire l'une des victimes accusées par la WSGA. Quant à Canton interprété par Sam Waterston, ce dernier ne fut aucunement le chef de fil des grands propriétaires (mais néanmoins responsable du meurtre brutal de Champion). A l'image d'un Ken Russell dépeignant une France du XVIIème hystérique et sanglante, le réalisateur reprend à son propre compte la véritable histoire, pour y conter l'envers du rêve américain ou plutôt la révélation d'un cauchemar, quitte à prendre de grande liberté avec la vérité historique (la bataille finale est une pure invention par exemple).

Second grief et non des moindres : La porte du paradis souffre d'un script inexistant fortement handicapé par des personnages hors sujet ou peu étoffés ; Cimino camouflant ces passages à vide à grands renforts de scènes chocs et/ou ampoulées. L'attaque est sévère et perdure depuis trente ans. A la décharge du cinéaste, la version de 149 minutes, du fait de ces nombreuses coupes, ne permettait pas de développer le comportement des protagonistes, ou d'expliquer davantage leurs comportements... et ceci malgré les 2h30 du métrage. De qui se moque-t-on ? Cimino reste volontairement réservé à préciser et éclaircir leurs faits et gestes : ses personnages sont emportés par l'Histoire et les évènements, entre lyrisme et romantisme, vers un tourbillon, une fuite qui les dépassent [3]. Et n'en déplaisent à ses détracteurs, si le film est long (et il l'est !), il apparaît évident que la durée du métrage fait partie intégrante de ce souffle épique et désespéré voulu par son auteur. Quand bien même l'ouverture « Harvardienne » n'est pas un exemple de concision, et la crédibilité du duo Kristofferson / Hurt comme jeunes diplômés laisse à désirer...

Troisième (et dernier ?) grief : le film, et la mégalomanie de son auteur, ont plongé United Artists vers la faillite, forçant la Transamerica Corporation, propriétaire du studio depuis 1967, à le vendre à la MGM. Car contrairement à l'idée reçue, le dernier grand studio indépendant ne l'était déjà plus vraiment depuis au moins deux décennies, au même titre que ses nombreuses consœurs : Universal racheté en 1962 par MCA, Paramount par Golf + Western en 1966, et en attendant MGM et Warner deux années après UA ; soit des majors dépossédées de leurs industries au profit de conglomérats et autres holdings. Ajoutons également que United Artists n'en était pas non plus à son premier échec cuisant, mais contrairement aux années passées, aucune production de 1980-1981 (Raging Bull, Ça plane les filles/Foxes, Stardust Memories, Caveman) pouvait prétendre renflouer les 40 millions de dollars de perte ! Au contraire. Enfin on peut s'étonner du peu d'élans défensifs de la part du studio après les premières mauvaises critiques : aucune campagne publicitaire ou promotions pour tenter d'éviter (ou plutôt minimiser un tant soit peu) le naufrage annoncé. De là à croire que UA faisait pénitences en assumant l'absence d'un véritable producteur pour réduire la voilure et calmer la mégalomanie de Cimino...


Pessimiste, noire, le film souffle un vent glacial sur les espérances portées par la bannière étoilée. Accusée d'antiaméricanisme en ce début de (pré-)période Reaganienne, cette critique du rêve américain aurait sans doute récolté un écho plus favorable six années plus tôt (ère post-Watergate oblige). Incarné par le vil moustachu Sam Waterston, le grand capital manque de nuances, juste cruel et sans pitié. Perte des illusions, personnifiée par un John Hurt en état d'ébriété avancée, violence brute et crépusculaire, cette peinture laisse peu de place aux sentiments et à l'amour. Et le trio amoureux formé par Kris Kristofferson, Isabelle Huppert et Christopher Walken est sinon artificiel, tout du moins sciemment bancal [4]

Mis en lumière par Vilmos Zsigmond (Voyage au bout de l'enfer, L'épouvantail ou le western révisionniste de Robert Altman McCabe & Mrs. Miller) et en musique par le débutant David Mansfield [5], l'apport du jeune compositeur se révèle complémentaire à la majestueuse photographie de Zsigmond. De surcroît, la restauration visuelle et sonore effectuée par Criterion apporte un nouvel éclairage au film de Cimino. Bruyant, assourdissant, sale, poussiéreux, la scène ouvrant l'arrivée d'Averill dans la ville de Casper, renvoie directement à celle de Claudia Cardinale dans Il était une fois dans l'Ouest, la révolution industrielle en sus.

Grand western révisionniste imparfait, La porte du paradis, aura également marqué l'histoire du cinéma par la faillite d'un studio, et la fin d'un auteur [6].




Heaven's Gate (La porte du paradis) | 1980 | 216 min
Réalisation : Michael Cimino
Scénario : Michael Cimino
Avec : Kris Kristofferson, Isabelle Huppert, Christopher Walken, John Hurt, Joseph Cotton, Brad Dourif, Jeff Bridges, Richard Masur, Mickey Rourke
Musique : David Mansfield
Directeur de la photographie : Vilmos Zsigmond
Montage : Lisa Fruchtman, Gerald B. Greenberg, William Reynolds, Tom Rolf
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[1] Célèbre critique au Chicago-Sun Times, Ebert fut au contraire un fervent défenseur de The Deer Hunter.

[2] Une ville entière fut ainsi construite dans le Montana.

[3] La fuite et autres mouvements circulaires étant une image récurrente du film : les deux brillantes séquences de danse, celle du bal ou à roller, ou bien encore la bataille finale.

[4] Si la relation entre Kristofferson et Huppert apparait peu crédible, le duo Walken/Huppert offre au contraire des scènes intimistes d'une rare beauté.

[5] Qui tient justement le rôle du jeune joueur de violon de la salle nommée La porte du paradis.

[6] Polar brillant, les prétentions de L'année du Dragon sont toutefois moindres...

2 commentaires:

  1. Bravo pour l'effort mais difficile de souscrire totalement à certaines de vos affirmations : "script inexistant" ??? sur la foi de quoi? Une relation que vous trouvez trop superficielle entre Kristofferson et Huppert, entre le premier et John Hurt, des personnages secondaires trop vite brossés ?? Franchement, je ne saisis pas. Puis le prologue à Harvard est capital pour la dramaturgie du film, puisque celui-ci met précisément en scène la faillite des idéaux de jeunesse des protagonistes, la lucidité de l'un (qui vire dans une sorte de bouffonnerie mi-cynique, mi désespéré) et optimisme inébranlable de l'autre, qui pourtant, se fera rattraper par son appartenance à la classe dirigeante même s'il tente vainement d'y échapper. Il ne vous aura pas échappé que la scène d'ouverture, la violente bataille pour décrocher le bouquet de l'arbre est absolument symétrique avec la bataille finale qui en est l'envers absolument pessimiste. Ce qui choque dans le film mais qui participe de sa grande beauté, ce sont ces grandes ellipses, de l'ouverture paradisiaque avec la promesse d'un avenir radieux, jusqu'au développement central du film, où l'on retrouve les personnages désabusés et usés vivant le contre mythe de la conquête américaine. L’ellipse finale, là je vous le concède, est assez ratée et bancale, avec dans l'intermède le sursaut final, qui ne font que surcharger assez inutilement le film sans rien apporter de plus au contenu. Tout juste comprendra t-on, à travers cette scène ambigüe, que le personnage s'est finalement conformé à son destin de grand bourgeois et qu'il n'aura peut-être fait que rêver cette histoire où par lâcheté, il n'a pas pris part. J'avoue que la première vision du film m'avait aussi laissé dubitatif mais il se bonifie quand on le revoit, et il ne faut pas chercher chez Cimino un excès de psychologie (ce qui ne veut pas dire qu'elle est absente). C'est un film très âpre et épique, qui ne vise pas vraiment à portraiturer un peuple d'émigrés personnages par personnages, mais plutôt à montrer les crimes fondateurs de la nation américaine. C'est un film très graphique. Après, j'avoue que j'ai du mal à entrer dans un débat sur la faillite des studios quand on sait combien de ... à gros budgets, mélodrames ou westerns indigestes, ont été produits. Quand à la mégalo de Cimino, peut importe tant que le résultat y est. Mais bon, on peut tout à fait ne pas accrocher à ce type de cinéma comme on peut ne pas aimer Peckinpah par exemple... En tout cas, salutations et merci pour votre critique, quels que soient les différences de point de vue.

    Grégory

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    1. Merci Grégory pour ce commentaire argumenté (ces derniers se faisant rare ces derniers temps... ce qui est assez paradoxal à la lecture des stats, mais c'est un autre débat).

      Je n'oserai pas vous inviter à relire cette critique, mais l'un des buts de celle-ci était reprendre les gros griefs qui collent à la peau du film depuis plus de 30 ans.

      Ainsi lorsque j'écris "script inexistant", il ne faut pas y voir mon avis mais plutôt celui-ci de ses détracteurs (qui restent encore en nombre aujourd'hui, quand bien même on tend à moins les entendre désormais). J'ai essayé dans la mesure du possible de relativiser ces griefs et d'y apporter mon point de vue.

      De même, je n'ai pas écrit que la relation entre Kristofferson et Huppert était superficielle, mais qu'elle n'était pas crédible. En sachant que ceci pourrait bien être le choix volontaire de Cimino, ce qui collerait avec l'une des visions pessimiste et cynique du métrage. Et le duo Kristofferson / Hurt n'est pas non plus crédible durant leur jeunesse harvardienne du fait de l'âge "avancé" des acteurs, je pointais moins du doigt un quelconque manque d'épaisseur des personnages.

      Dès lors, les autres points de discorde sont également à prendre plus ou moins avec des pincettes. Cela dit, je reste sur mes positions, La porte est un grand film imparfait qui aurait gagné en concision si Cimino avait eu plus de recul (la mégalomanie de son auteur n'est effectivement pas un défaut créatif en soi (au contraire)).

      Quant à la référence à Peckinpah, j'avais écrit en 2010 une chronique du méconnu Croix de fer :
      http://www.therockyhorrorcriticshow.com/2010/05/croix-de-fer-cross-of-iron-sam.html

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