Les maîtresses du Docteur Jekyll - Jess Frank (1964)

Sortie deux années après L'horrible Docteur Orlof, sa mémorable relecture du classique de Georges Franju, Jesús Franco convie de nouveau les amateurs d'horreur gothique avec cette supposée séquelle intitulée Les maîtresses du Docteur Jekyll... qui cache en fait la première relecture (non officielle) de son précédent film, soit l'une des vieilles marottes du réalisateur de La comtesse noire et Doriana Gray  [1].

Le docteur Orloff sur son lit de mort confie à son meilleur disciple le docteur Conrad Jekyll (Marcelo Arroita-Jáuregui) la formule secrète qui « fait bouger les êtres inanimées ». Peu de temps après, sa nièce Mélissa (Agnes Spaak), fille de son défunt frère, se présente à la propriété familiale pour passer les fêtes de Noël auprès de son oncle et sa tante. Mais ces derniers lui offrent un accueil des plus étranges : Jekyll est un homme froid et distant, trop occupé par ses secrètes expérimentations, et sa tante, femme délaissée et brisée, se noie dans l'alcool [2]. De ce triste constat et morne séjour en perspective, la jeune femme décide une nuit d'explorer les lieux et découvre Andros (Hugo Blanco), mort ambulant dont les traits évoquent mystérieusement ceux de son père disparu...

 Beau pré-générique où Jekyll se remémore l'élément déclencheur de sa folie : 
sa femme et son frère devenus amants
Long métrage coproduit (déjà) par Marius Lesoeur [3] et sa (mythique) société Eurociné (avec le soutien de l'ibérique C. C. Leo Films), Les maîtresses du Docteur Jekyll est à classer, comme l'indique son année de production, dans la première partie de carrière du prolifique cinéaste madrilène. Franco y montre certes plusieurs thèmes qui deviendront récurrents par la suite, un goût pour le débridement des sens et des formats, mais ce mieux nommé El secreto del Dr. Orloff (dans sa version originale) garde un canevas très classique. L'histoire reprend à peu de choses prêts la trame du précédent film. Un savant use comme bras armé de sa folie meurtrière un humain contrôlé, non par l'hypnose tel Cesare dans le chef d'œuvre expressionniste allemand Le cabinet du Dr Caligari, mais cette fois-ci, par des ultrasons ; le « somnambule » assassin ayant la notable particularité d'être mort...

L'habitué des thématiques franciennes trouvera, toutefois, tout de même, matière à sublimer sa cinéphilie déviante : le voyeurisme et l'érotisme apparaissent suffisamment affûtés au regard des us et coutumes de l'époque. L'intimité et l'effeuillage des Maîtresses s'offrent aux yeux des spectateurs, avant de connaitre le sort funeste qui leur est réservé. Franco exploite ainsi avec les (faibles) moyens mis à sa disposition, une ambiance gothique suffisamment élaborée, où l'architecture et le château des Jekyll prennent une place prédominante.

Hugo Blanco (Hugh White) dans le rôle d'Andros

En dépit d'un cadre restreint (celui du film de genre) et d'une interprétation limitée (on va y revenir), le scénario écrit par Franco suggère une histoire plus riche qu'il n'y parait : vengeance(s), pulsions meurtrières, adultère, rapports fraternels et filiaux conflictuels [4], soit des thèmes supposés éloignés de l'apparente minceur du récit. La présence de l'inspecteur Klein joué par Pastor Serrador pourra, quant à elle, soulever quelques interrogations pour celui ou celle qui connaîtrait mal la filmographie de Franco. L'officier de police dilettant, cher au réalisateur de The Devil from Akasava ou She Killed in Ecstasy, apporte un effet comique relativement déstabilisateur, tout du moins déphasé, face à l'atmosphère morbide du métrage. De là à penser que l'enquête n'est qu'un prétexte...

Malheureusement (ou pas), et dans la grande tradition des productions Eurociné, le film pèche par une interprétation discutable, doublé par l'absence regrettable d'Howard Vernon. Premier point, Marcelo Arroita-Jáuregui joue un bien terne docteur Jekyll, qu'on retrouvera néanmoins dans un autre classique francien des 60's Dans les griffes du maniaque. Le reste de la distribution suit globalement la même direction, à l'image du premier rôle féminin tenu par Agnès Spaak, fille de Charles [5] et sœur de Catherine (Le fanfaron (1962) de Dino Risi).

En prime un petit caméo de Jesús Franco dans le rôle d'un pianiste future victime d'Andros

Sans être la relecture la plus pertinente réalisée par sieur Franco, Les maîtresses du Docteur Jekyll garde un charme rétro indéniable, soutenu par une ambiance et une musique inspirée [6] ; des qualités qui suffisent à gommer ses quelques réserves, et faire la lumière sur un jeune cinéaste espagnol porteur d'espoir bisseux.


Les maîtresses du Docteur Jekyll (El secreto del Docteur Orloff) | 1964 | 86 min
Réalisation : Jesús Franco
Scénario : Jesús Franco, Nicole Guettard, A. Norévo
Production : Marius Lesoeur
Avec : Hugo Blanco, Agnès Spaak, Perla Cristal, Marcelo Arroita-Jáuregui
Musique : Daniel White, Fernando García Morcillo
Directeur de la photographie : Alfonso Nieva
Montage : Ángel Serrano
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[1] Doriana Gray étant une relecture de La comtesse noire, tout comme She Killed in Ecstasy l'était de Dans les griffes du maniaque, etc.

[2] Plus connu sous le nom du syndrome Sue Ellen.

[3] Lesoeur fut deux ans auparavant l'un des producteurs du fameux Docteur Orlof, Eurociné ayant participé non officiellement à la production des deux précédents La belle de Tabarin (1960) et Vampiresa 1930 (1961), deux comédies musicales (?!).

[4] L'entrée de la nièce comme élément perturbateur dans le cadre fermé de la famille fut d'ailleurs repris en 1973 par Jesús dans Une vierge chez les morts-vivants... avec Howard Vernon.

[5] Charles Spaak est le scénariste et dialoguiste de La grande illusion (1937) de Jean Renoir ou de Thérèse Raquin (1953) de Marcel Carné.

[6] Musique co-écrite par Daniel White qui signe ici sa deuxième collaboration avec Franco. 

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