Crime Scene - Terje Rypdal (2010)

On a beau se le répéter à chaque fois, on ne l'écrira jamais assez : ne jamais se fier aux idées reçues... quand bien même celles-ci vous confortent dans un certain confort, et, à plus forte raison, quand elles découlent implicitement ou non de l'œuvre d'un artiste.

Prenez le souffleur norvégien Jan Garbarek, les mauvaises langues vous diront que le saxophoniste a frôlé plus d'une fois la correctionnelle en cédant aux sirènes d'une musique bâtarde qui sous le prétexte fallacieux de proposer des atmosphères hypnotiques et sophistiquées, gave surtout l'auditeur d'un jazz New Age, dont la seule vertu est d'avoir réussi à (re)définir la notion de kitsch dans les musiques dites sérieuses. Réquisitoire à charge teinté, cependant, de quelques oublis volontaires. Si notre procureur pourra toujours se défendre de ses fielleuses accusations, synonymes de frustration vis à vis des jeunes années perdues, et du potentiel free jazz des premiers disques de Garbarek dissout au fil du temps par l'évolution ou son virage amorcé vers la fin des années 70, son avocat n'oubliera pas non plus de souligner l'importance qu'a pu avoir le souffleur, en digne héritier de Don Cherry, en créant de nombreux ponts entre le jazz et les musiques du monde.
  
Transition idéale (quoiqu'un peu abrupte) pour introduire un compatriote du saxophoniste, qui fut justement un compagnon de route de ce dernier à leur début [1], le guitariste norvégien Terje Rypdal, ou un autre artisan du son dit ECM. En étant moins vindicatif que le précédent procureur, on ajoutera simplement que la discographie du guitariste est le parfait reflet de ce qui caractérise les productions ECM : une guitare cristalline au profit d'une musique contemplative, ou la bande-son idéale pour l'auditeur souhaitant se perdre dans un désert minéral (son album solo Descendre ou encore celui enregistré en trio en 1978 avec Miroslav Vitous et Jack DeJohnette peuvent vous en convaincre)... en omettant des albums plus inégaux voire dispensables à partir des années 80 (Ambiguity sur The Chaser par exemple) où le scandinave à vouloir (trop) incorporer ses premiers émois musicaux rate le coche en y ajoutant quelques travers propres aux guitaristes de rock. Et pourtant le multi-instrumentiste scandinave [2], à l'image des disques enregistrés en compagnie de Garbarek, n'est pas homme à se contenter d'un seul style musical, et son dernier disque Crime Scene en est encore la preuve vivante.

Premier indice depuis un peu moins de dix ans, le norvégien ne publie majoritairement que des albums enregistrés en public, se distinguant chacun par un style suffisamment éloigné : Lux Aeterna ou la tentation de croiser son univers avec celui du classique, Vossabrygg ou celle de s'accrocher aux wagons nu-jazz de son autre compatriote Nils Petter Molvær... avec une décennie de retard. Une versatilité qui à défaut de convaincre totalement a au moins un mérite, celui de l'ouverture, et Crime Scene, s'il ne déroge pas à cette règle, est aussi et surtout beaucoup plus probant voire enthousiasmant de par ses atmosphères et ses références.

Enregistré en mai 2009 à Bergen (Norvège) lors du Nattjazz festival, Crime Scene est un hommage au film noir ou la bande sonore imaginaire d'un thriller... à un détail près, une bande sonore, certes, mais construite comme un long métrage. Chaque titre s'inscrit dans le récit, s'écartant du simple accompagnement musical comme pourrait l'être une bande originale lambda, même fictive. Pour cette commande proposée par le festival, où Rypdal se devait d'écrire pour le Big Band de Bergen, ce dernier s'est entouré également d'un quartette avec d'anciens sidemen du guitariste, les mêmes rencontrés lors de son précédent disque live, le trompettiste Palle Mikkelborg [3], Ståle Storløkken à l'orgue Hammond B3 et Paolo Vinaccia à la batterie et aux samples [4].

Les doutes quant à la capacité de Rypdal de répondre à de telles attentes sont vite dissipés tant le résultat s'éloigne des derniers disques de son auteur. Si Vossabrygg était directement influencé par Bitches Brew, Crime Scene quant à lui, de par la puissance et la conviction de ses musiciens évoque indubitablement les disques de Coltrane et de son fils spirituel, Pharoah Sanders [5] sur les plages intitulées Prime Suspects ou The Criminals. Autre référence indiscutable, la trompette de Palle Mikkelborg évoque celle de Miles Davis. Pourtant, si la performance du souffleur danois comme les ambiances que dégage le disque tendent à évoquer la bande originale de A Tribute to Jack Johnson (The Good Cop, Investigation), de par le jeu sombre de Mikkelborg, sa mélancolie accentue davantage l'atmosphère poisseuse des séries noires.

Néanmoins, si Crime Scene (d)étonne, c'est aussi et surtout parce qu'on n'en attendait pas autant de la part de Rypdal. Le disque baigne, certes, dans une ambiance cinématographique du plus bel écrin, Vinaccia y incorporant des dialogues de films au gré des plages [6], mais le guitariste réussit avant tout une synthèse remarquable entre le jazz d'avant-garde, le jazz-rock et la musique de film... ou, osons le l'écrire, le versant rock du Naked Lunch de Howard Shore et Ornette Coleman. On retrouve dès lors la touche Rypdal, ce son si caractéristique planant et froid (A Minor Incident), mais également le jeu nerveux d'un Bill Frisell au sein de Naked City (Don Rypero, Action), et quelques joutes jubilatoires entre l'orgue Hammond de Storløkken et les cuivres de cette pléthorique formation (Suspicious Behaviour, Investigation).

L'un des albums jazz de 2010.


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[1] Jan Garbarek faisant partie des sidemen de Rypdal sur son premier disque Bleak House (1969) et inversement Rypdal faisant partie des sidemen de Garbarek sur ses premiers disques (Esoteric Circle, Afric Pepperbird ou Sart).

[2] Car le Terje joue aussi du piano ou de la flûte.

[3] Fidèle de Rypdal depuis son album Waves (1978) et connu pour l'album Aura qu'il composa pour Miles Davis en 1985.

[4] Ces deux derniers ayant fait leurs armes en premier avec Rypdal sur son album Skywards (1996).

[5] Le Big Band de Bergen sous la direction d'Olav Dave publia une relecture du Meditations de Coltrane.

[6] The Godfather, Taxi Driver pour les plus connus mais aussi Silence of the Lambs, Goodfellas (Les Affranchis), Le bon, la brute et le truand, et... The Mask !

5 commentaires:

  1. Je n'y connais rien en jazz et n'en écoute quasiment jamais. Mais Rypdal fait partie de mon monde...

    A une époque éloignée, c'était branché, dans le monde rock, d'écouter les albums ECM. Je me rappelle d'Odissey et j'avais la certitude que Rypdal avait fait mon bonheur adolescent avec un triple album, mais je ne le trouve pas dans sa discographie de l'époque...

    Je vais essayer ça, tiens...

    Même si ma dernière tentative "jazz" m'a un peu perturbé. J'ai écouté l'album que John Mc Laughing vient de sortir. Pour la même raison : à une époque, j'ai écouté parce que c'était normal pour un amateur de rock. C'était le jazz rock. Tu en penses quoi de l'album en question (To The one), si tu l'as écouté?

    Après le jazz-rock (qui était tout de même considéré, à tort ou à raison, comme l'autre mamelle de la déchéance musicale avec le prog), le punk a tué dans l'oeuf toutes mes velléités jazz! Bouhouhouhouh!

    :-D

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  2. @ Mmarsu: Le dernier McLaughlin n'est pas mauvais en ce sens où on croirait qu'il a été enregistré il y a 30 ans à l'époque de son Electric Guitarist par ex. Disons que ses admirateurs vont trouver tout ce qu'ils aiment chez lui, ce dernier étant en plus entouré de jeunes et bons musiciens, pour un jeune homme de 68 ans, il est loin d'être ridicule. Après, je n'écoute plus vraiment ce genre de jazz, mais comme je le disais plus haut, pour l'amateur, force est d'admettre qu'il retrouvera ses petits. Un disque plaisant pour ma part (surtout les 2 premières plages), certes daté, mais avec beaucoup de fluidité et une bonne prod (sauf pour les claviers... ces derniers gâchent totalement le morceau Lost & Found et dans une moindre mesure l'éponyme).

    Pour la déchéance musicale, le problème c'est que les jazzmen à un moment donné ont certes pris l'électricité et l'énergie du rock mais aussi l'aspect poseur ou démonstratif de la panoplie du rocker, du coup oui, ça tournait méchamment à vide (faut se les fader les albums du Return to forever...).

    Et puis jazz électrique ne rime pas forcément avec jazz-rock, faudrait pas s'arrêter seulement ces errements du passé :-D

    Du punk... du jazz... écoute donc Painkiller, le groupe de Zorn, ça va te déboucher les oreilles, petit animal bondissant :-P

    Branché d'écouter du ECM pour la jeunesse rock d'antant? C'est bien la première fois que je lis ça. Note que ça se tient, la guitare de Rypdal pouvait intéresser les fans de space rock.

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  3. la dame dans le radiateur05/09/2010 12:30

    Pour complèter le (9): on peut "s'amuser" à reconnaître à la fin du titre "Parli con me?!" un film plus "lèger", sans doute pour allèger (CQFD)le propos bien sombre qui fait référence aux films noirs. C'est la réplique : "Somebody stop me !" lancée par Jim Carrey dans The Mask.

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  4. ça m'a bien plu sur le moment, mais sans plus. ça m'étonnerait que j'aille y regoûter !

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  5. @ Thierry: oui c'est ce que je craignais, que le disque s'émousse au fil des écoutes, l'aspect cinématographique étant plus de l'ordre du gadget.
    Mais ça n'est pas le cas et heureusement pour moi :-)

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