Treasure Island - Keith Jarrett (1974)

Serait-il si dommageable, et pas seulement parce que cela vient de ma vile personne, de ne retenir aujourd’hui de Keith Jarrett que ses caprices de diva qui font la joie et le délice des festivaliers pétomanes ou autres bronchiteux ? [1]. Et quand bien même le pianiste s'est aussi taillé une reconnaissance mondiale justifiée comme improvisateur de premier rang à travers ses diverses prestations solos  [2], l'ancien sideman de Miles Davis, identifiable à sa moustache et sa coupe afro durant les années 70, vaut sinon mieux, tout du moins plus, que ce personnage chantre d'un classicisme (d'une préciosité ?) auquel il s'attache depuis presque vingt ans avec son trio attitré (Gary Peacock et Jack DeJohnette) sur les scènes du monde entier [3].

Durant un passage éclair chez Miles Davis au cours de l'année 1970 qui verra l'atrabilaire trompettiste jouer devant 600 000 personnes au festival de l'île de Wight, Jarrett s'essaie un temps à la fée électricité. Bref instant où la mémoire collective retiendra en premier lieu ses joutes sonores avec son compagnon de claviers et duelliste pour l’occasion Chick Corea sur Miles Davis at Fillmore, puis seul aux commandes sur le Live/Evil du même Davis [4]. Mais l’année suivant, l’ancien sideman du saxophoniste Charles Lloyd décide de revenir à ses premiers amours, le jazz acoustique (ce qui ne l’empêcha pas par exemple, et sans aucun doute par amitié pour le trompettiste Freddie Hubbard, enregistrer encore quelques disques avec un piano électrique comme sur Sky Dive en 1972 voire même en tant que leader sur Ruta and Daitya avec Jack DeJohnette la même année). 1971, année qui vit le label Atlantic se séparer de Jarrett, non sans se mordre les doigts bien des années plus tard… Jarrett signant en novembre de la même année sur le jeune et prometteur label munichois de Manfed Eicher, ECM. Collaboration fructueuse et riche puisque cette décennie verra Keith Jarrett mener à bien deux quartettes distincts, l'un profondément ancré dans la culture américaine et l’autre avec en son sein trois musiciens européens (soit Jan Garbarek, Palle Danielsson et Jon Christensen).

Treasure Island, sorti en 1974 est ainsi déjà son septième album enregistré avec son quartette dit américain, ayant pour ossature le batteur Paul Motian et deux anciens compagnons de route d’Ornette Coleman, le saxophoniste Dewey Redman et le contrebassiste Charlie Haden. Cela dit, histoire de brouiller encore un peu plus les pistes pour le néophyte, Treasure Island est aussi (et surtout ?) le second album du quartette (qui n’en est pas vraiment un…) signé sur le label Impulse!, label connu dans l’histoire du jazz pour avoir abrité la dernière et jusqu’au-boutiste période musicale de John Coltrane. Impulse Records, un détail qui n’en est pas un finalement, cette session du 27 au 28 février étant avant tout synonyme d’énergie communicatrice. Le quartette d’origine convie ainsi en studio les deux percussionnistes Danny Johnson et Guilherme Franco (croisé plus tôt chez Lonnie Liston Smith ou Archie Shepp), de même que le guitariste Sam Brown, ancien musicien du Liberation Music Orchestra du duo Charlie Haden/Carla Bley.

Treasure Island ou un album qui combine allègrement l’énergie de l'avant-garde en gardant une assise mélodique sous la coupe du pianiste Keith Jarrett. Un album communicatif ou tout simplement généreux à l’image du titre qui ouvre ce disque The Rich & The Poor basé sur le dialogue entre Jarrett et Haden et où se greffe le souffle chaud de Redman (5) et les percussions de la paire Johnson/Franco, percussions qui ne sont pas sans rappeler justement les disques d’avant-garde jazz de la fin 60’s-début 70’s. L’album se distingue aussi par ses contrastes, tels Blue Streak ou le terriblement groovy Le Mistral qui font le lien mélodique au tortueux et libre Fullsuvollivus (Fools of All of Us) ou au Colemanien Angles (Without Edges) rappelant aussi au passage les moments d’allégresse du Liberation Music Orchestra du contrebassiste Charlie Haden. On notera d’ailleurs que les faces A et B de Treasure Island sont composées globalement de la même structure, une première partie mélodique contrebalancée par un titre volontairement plus haché, la face se concluant par un titre où la guitare de Sam Brown amène des accents plus légers à la fois minimaliste pour le morceau éponyme (qui aurait sa place sur le catalogue ECM) ou rock comme sur Sister Fortune.

Treasure Island, un album qui a défaut d'être un chef d'œuvre, reste une œuvre ô combien intéressante et une réussite à l’image de The Rich & The Poor ou Le Mistral. Keith Jarrett, le mélodiste, offrant ainsi un large éventail à son talent… qui rime désormais avec classicisme.

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[1] Le monsieur, non content d'avoir un égo d'un fort bon gabarit (au quel cas l'admirateur transi pourra toujours me rétorquer que si le pianiste fait écho d'un tel comportement, il en est diablement excusé puisque lui, il a fait quelque chose de sa vie, et que dès lors la critique n'a pas lieu d'être, à part fermer sa gueule...), est connu pour n'apprécier guère les éructations sonores en provenance du public. Le maestro fait déjà grâce de sa présence, ce n'est pas pour supporter les quintes de toux d'une foule ingrate? Pour qui se prend-elle cette populace? Je force le trait, mais l'artiste exigeant (ou génie pour certains) qu'est Jarrett a ses limites... et ses caprices de star (Marciac 2001/2006 s'en souvient encore) sont loin de la générosité qui caractérise tant le jazz.

[2] Dont le fameux Köln Concert, sorti en 1975, qui reste un des bestsellers du genre.

[3] L’homme a certes du talent mais ne proposer depuis vingt ans que des enregistrements en public de ses prestations solos ou en trio de ses improvisations ou relectures de standards procure chez moi comme un goût d’inachevé. J’avoue attendre un peu plus d’un jazzman qu’un talent d’improvisateur…

[4] Pour les lecteurs archivistes dans l’âme, on retrouve aussi la trace de Keith Jarrett dans la discographie de Miles Davis sur l’album Get Up With It, le temps d’un Honky Tonk, sur le fameux coffret sorti en 2005, The Cellar Door Sessions, où l’on retrouve l’intégralité des concerts donnés par le groupe de Davis qui donneront lieu après montage par Teo Macero au Live/Evil et enfin la compilation Directions éditée en 1980 par Columbia durant la sombre retraite Davisienne.

(5) A l’écoute de Treasure Island, on est en droit de se demander si Dewey Redman ne fut pas l’une des principales sources d’inspiration de Michael Brecker.

2 commentaires:

  1. Certainement mon favori de Jarrett, même si, en effet, ce n'est pas un chef-d'œuvre. Mais Blue Streak reste un de mes titres favoris...

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  2. Oui Blue Streak est le genre de titre qui aurait tendance à ne pas retenir l'attention, alors qu'il est tout sauf "insignifiant"

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