Inner City Blues - Grover Washington, Jr. (1972)

Souvent, à raison, comparé au même type de curée que peut être l'inoffensif et fade soft rock, le smooth jazz des débuts n'a pourtant peu de points communs avec ce "rock" anémié qui pollue encore et toujours la bande FM. Affadi, dirons-nous modestement, au cours des années en délaissant ses racines soul ou funky, le genre est devenu putassier, propre à plaire à un public de vieilles WASP ménopausées [1], ou dans le meilleur des cas, offrir un ameublement sonore idéal pour les soirées cocktail aux plus valeureux experts-comptables de la COGIP. 

Mais durant les 70's, quand bien même les puristes voyaient d'un mauvais œil le revirement de certains jazzmen établis pour ce genre ultra léché voire totalement surproduit [2], force est d'admettre qu'il serait dommage de tout jeter sans discernement. A titre d'exemple, Creed Taylor a certes produit des albums foncièrement commerciaux dans le mauvais sens du terme, mais d'autres restent encore aujourd'hui des classiques du jazz (Power of Soul d'Idris Muhammad). Le premier album de Grover Washington, Inner City Blues, pourrait ainsi aussi, à ce titre, faire cas d'école concernant cette dernière catégorie.

Le jeune saxophoniste, qui pour l'anecdote rencontra un certain Billy Cobham lors de son passage dans l'US Army [3], eut en effet l'opportunité d'enregistrer assez tôt son premier album solo, à l'âge de 27 ans, sa bonne étoile ayant décidé rapidement de lui porter chance. Le saxophoniste Hank Crawford ne pouvant se libérer pour une session d'enregistrement pour la filial soul-jazz de CTI, Kudu Records, Creed Taylor proposa ainsi au supposé inexpérimenté, Grover Washington, d'endosser le costume de leader pour la première fois. Enregistré en septembre 1971 sous la férule du producteur Bob James, l'album Inner City Blues, qui comme son nom le laisse deviner [4], est avant tout un album de reprises de soul, mais pas seulement. La set-list d'Inner City Blues croise en effet à la fois des futurs standards tel que l'intemporel Ain't No Sunshine de Bill Withers (sorti tout juste en septembre de la même année) mais aussi d'autres standards de la culture américaine tels que le blues Georgia on My Mind popularisé onze ans plus tôt par Ray Charles ou l'intemporel I Loves You Porgy de George et Ira Gershwin. Et histoire de calmer les esprits chagrins flairant le disque opportuniste (c'est vrai que sur le papier, on est en droit d'être dubitatif), ce premier album propose une version atypique d'une chanson de l'artiste folk Buffy Sainte-Marie Until It's Time for You to Go, tout comme une relecture du thème principal d'une obscure bande originale, sortie en 1971, du duo J.J. Johnson et Q [5], Man and Boy.

Inner City Blues s'ouvre par le classique de Marvin Gaye, introduite par la basse funky et ronde de l'incontournable Ron Carter et accompagnée pour l'occasion par le percussionniste brésilien, compagnon de route de Chick Corea au sein du Return Forever, Airto Moreira. Une reprise teintée de sophistication, tout comme celle de Mercy Mercy Me (The Ecology), mettant en lumière le talent de composition de Marvin Gaye, tout en évitant le piège de la préciosité. Appuyée par le souffle chaud et inspiré de Washington, cette cover offre une variation plus grand public sinon consensuel à la démarche jazz funk d'un Miles Davis, qui proposait au contraire à la même époque un funk ascétique, brutal, proche de la rupture (avec en point d'orgue le monstrueux On the Corner sorti la même année, en 1972). Bob James et Creed Taylor ne faisant pas les choses à moitié, l'album prévaut aussi par le soin apporté aux cordes et aux quelques chœurs qu'on retrouve par exemple sur le medley Ain't No Sunshine/Theme from "Man and Boy". Cette reprise instrumentale s'étirant sur plus de huit minutes avait de quoi faire craindre le pire, l'œuvre de Bill Withers faisant sans doute partie des plus beaux joyaux de la musique populaire US, une perle de concision de deux minutes. Pourtant tout comme pour la relecture Georgia on My Mind, Washington et consorts rivalisent de sensibilité, ce lyrisme qu'on pourrait taxer d'artificiel évite néanmoins le piège du sentimentalisme bon marché, l'écueil étant esquivé par un art du groove évidant, à la fois par le touché d'Idris Muhammad et par la guitare funky d'Eric Gale. Grover, aussi à l'aise au ténor, à l'alto qu'au saxophone soprano, n'hésite pas non plus au passage quelques incursions vers la bossa nova sur le thème qui paraissait le moins emprunt à ce jazz brésilien, à savoir Porgy & Bess.

Inner City Blues, un premier album prometteur pour un artiste qui, en prime de devenir un des saxophonistes les plus populaires de son temps (enfin sur le sol américain), allait ouvrir la voie à un style controversé. Un album grand public à la production "chargée" où l'on retient avant tout l'émotion, la sensualité et l'élégance.




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[1] Kenny G, l'un des "protégés" de Grover Washington, étant sans doute ce qui se fait de pire en matière de musique.

[2] C'est vrai que les intégristes ont été gâtés durant les 70's, entre le virage soul-jazz de certains et ceux qui ont viré au tout électrique, avec des fortunes diverses, nos puristes ont plus que rongés leur frein... So what ?

[3] Ce qui permis par la suite à Grover d'être présenté à plusieurs musiciens New-yorkais par l'intermédiaire de notre musculeux batteur, ce dernier jouant par la suite pour Washington sur All the King's Horses ou Soul Box en 1972 et 1973.

[4] Album reprenant au final deux chansons phares de What's Goin' On, le chef d'œuvre de Marvin Gaye sorti la même année, Mercy Mercy Me (The Ecology) étant aussi de la partie.

[5] Deux informations pour le lecteur qui souhaiterait briller en société, en particulier lors de dîners mondains ou pour les soirées de l'ambassadeur, J.J. Johnson est sans doute le plus grand joueur de trombone de tous les temps (vous me direz, ça se presse pas non plus au portillon de ce côté là...), quant à Q... il ne s'agit pas d'Algernon Boothroyd alias le Géo Trouvetou britannique au service secret de sa Majesté, mais bien sûr de Quincy Jones.

6 commentaires:

  1. Speed dit la midinette24/09/2009 20:04

    Oauhou ! Enfin du Grover !
    Voilà un très bon premier album en tout cas pour un très bon jazzman !
    A qui on doit, quelques années plus tard, le fameux "Just the two of us" chanté par Bill Withers...
    Je suis d'accord avec toi en tout cas, les poilus fan de soupe n'ont plus qu'à aller se coucher ...

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  2. "Oauhou ! Enfin du Grover !"
    Tu peux le dire, ton opération de lobbying à porter ses fruits! ;-)

    Pour le reste, il faut y lire bcp de second dégré, même si je regrette que le poppeux moyen ne connaisse ni Marvin Gaye ou notre cher Donny Hathaway ;-)
    Quant à la brute poilue, la power ballad est un juste moyen détourné d'avoir une tournée à l'œil de la part de la barmaid. ^^

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  3. Pas du tout d'accord avec toi. Ok pour dire que le "power os soul" de Idris est nettement plus réussi, plus funky (cependant tout ne l'est pas), mais ce disque de Grover est tout de même très fade, un peu comme le timbre de son saxophone qu'on pourrait croire sorti d'une allée de supermarché (ou d'un ascenseur). Tu m'apprends d'ailleurs qu'il a supporté Kenny G et finalement, même si cela peut paraitre pathétique, voir honteux, ça ne me surprends pas plus que ça. Reste que ce disque figure bien sur parmi les classiques de genre, mais il ne pourra pas contenter un amateur de jazz élevé avec Coltrane ou Miles (d'autant plus dur à admettre que je l'ai depuis longtemps et que j'en ai parlé aujourd'hui).

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  4. @ Romain: Fade, c'est un avis un peu fort. Il s'agit avant tout de jazz grand public, pourquoi donc vouloir le comparer à Trane (pour Miles, vu ses quelques casseroles des 80's, je serai plus mesuré :-P).
    Dans ce cas, autant faire le procès du label CTI où il y a autant à boire qu'à manger.
    La discographie de Grover est loin d'être inoubliable, il n'empêche que ses premiers albums fortement teintés de soul valent autant le coup que les albums 70's d'un George Benson ou ceux d'un Quincy Jones par exemple.
    Après, chacun ses goûts.
    Mais pourquoi faudrait-il comparer Ascension ou On the Corner avec cet album? ;-)

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  5. C'est vrai que la comparaison entre Miles et lui ne tient pas la route et la-dessus je confirme. Pour moi la carrière de Miles s'est arrêtée en 76. Son retour en 81 ne sonnait plus et sa musique jouait "fade" (je le redis) et sans âme. Mais pour en revenir à Grover, je voulais simplement signifier qu'il ne s'agissait pas de Jazz avec un grand J, mais plutôt de jazz grand public conçu et écrit pour une consommation de masse, et ce (disons-le) au détriment de la qualité. Dommage mais malgré tout historiquement incontournable. Après, comme tu le dis, les goûts et les couleurs.... Si ça peut permettre à certains de découvrir sa musique, voir de l'apprécier, tant mieux, c'est bien le principal.

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  6. @ Romain: rho y'a quand même quelques albums à retenir dans les 80s chez Miles, Aura par exemple (et pas seulement parce que j'en ai fait la chro ici même), après certains sont inégaux du fait en partie de la prod de cette clinquante décennie mais Star People voire même Tutu sont pas mal avec leur défaut (comme The man with the horn ou le live qui suit We want Miles)... mais je te suis évidemment, le Miles avait perdu de sa superbe, qui serait assez fou pour prétendre le contraire ;-)

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